vendredi 29 mars 2019

Réclamation


Les lumières clignotent comme un stroboscope dans la salle d’astreinte des infirmières. Corinne est seule et sans arme devant cette guirlande d’appels au secours. Par qui commencer ? Elle sait pertinemment qu’en rentrant dans les chambres les unes après les autres, elle se fera tornade, mistral, tramontane, elle enverra son souffle d’asthmatique dans les branchies de ses patients, retenant son sang bouillonnant face à l’insignifiance des demandes, face à la détresse de ces solitudes. Corinne appelle Mère Teresa, Sainte Thérèse de Lisieux, Saint Gabriel. Les plafonds se colorent de bleu turquoise, les lumières blafardes s’éclairent d’une chaleur divine, des plumes d’anges survolent les pièces et viennent se poser sur chaque orbite vitreux, veineux, larmoyants des patients. Les lits voguent dans un bercement de landau, les âmes se calment, la discothèque s’est arrêtée dans la salle d’astreinte. Corinne est allongée au sol, sans souffle, sans battement, en paix.

Chéri Chéri (réponse à Bora Bora)


Chéri chéri,
Ecorches-tu mon nom à force de bégaiement ou m’invite-tu réellement à Bora Bora ? Voulez-vous goûter à mon goût de mangue ? Vous tutoyez ou vous vouvoyez ? Mon cœur dit « tu », mon corps de femme raisonnable dit « vous ». Mon chien, sur votre île, ne vous croquera pas les mollets, mon haleine, mon chou, vous enivrera. Je serai la rivale de vos ciel-sable-palmier à plumes. Préparez-moi mon costume de nacre et de coquillages et vous verrez vibrer vos cocotiers.
Déborah


Bora Bora


Cher Déborah,
Depuis que je vous ai vue à la gare de Nantes, votre image me hante, je pense à vous tous les jours, telle un drône missionné qui cherche sa cible, fait 1000 km avec un tremolo de TNT.
Je vous écris de Bora Bora où la vie sans vous me saoule, où votre aura me manque. Je mange des mangues et me languis de vous. Les tours de garde ne surprennent que des moustiques, et mon sommeil est fléché de votre absence. Le ciel bleu et l’air marin sont d’une pâle beauté à côté de vos charmes. Je suis désarmé à jamais face à vous.


Elle promène son chien


Elle promène son chien sur un quai de la garde de Nantes. Les voyageurs vont et viennent, marée humaine urbaine. Elle promène son chien tout en mangeant un chou de Bruxelles. Elle promène son cocker. Elle sort une carte postale représentant Bora Bora. Elle la lit de temps en temps. Des gens passent. Elle promène son chien au milieu de la foule. Elle promène sa vie.

La réponse du vieux juge blond qui fume


Madame,
Votre déclaration de guerre m’est bien parvenu, n’espérez aucun armistice de ma part. Votre hochet tristesse ne me surprend aucunement, j’étais sur mes gardes comme une sentinelle éternelle sur le chemin de ronde. Sachez que vous avez fait chou blanc, votre passage à l’ennemi n’était on ne peut mieux prévisible et votre missive n’a rien d’un missile. Vous allez mourir comme un chien qui n’a plus rien.

Portez ce whisky au vieux juge blond qui fume


Monsieur,
Souriez à la présente lettre qui veut vous libérer de mon humeur naïve, mon ton léger, ma manie du chou. Vous ne verrez plus mon chien, ni mon côté chienne. Oui, vous qui comprenez tout vite, vous lisez bien cette lettre comme la dernière. Je vous quitte à vie, jeu vous vise les chevilles d’un strike. Elles vous sont si chères et moi si peu.
Adieu


samedi 23 mars 2019

Agrandir la lumière


Prendre un bol en terre cuite, y verser du lait. Ajouter une cuillère au manche plastique jaune, le bol est vert gris, la cuillère est en métal. Tout ça sur une table en bois. Mettre de la chicorée, pour cela, la sortir de sa boite, boite en verre avec un couvercle marron. Poser le couvercle, se servir, remettre le couvercle. Remuer le mélange dans le bol avec la cuillère. Boire le tout. 
Poser le bout de l'enveloppe, une enveloppe ancienne avec des timbres oblitérés, la poser dans un bol blanc plein d'eau. Laisser flotter un moment ce bout de papier.
Ouvrir la fenêtre une, puis la deux, prendre une respiration et une autre.
Sortir un billet d'une boite, une boite en métal, un billet vert, boite peinte.
Regarder la pendule, les aiguilles et les chiffres noirs.
Tirer un rideau pour agrandir la lumière. 

Le bruit d'un baiser


Faire coulisser les portes taupes, un accroc laisse apparaître le bois en aggloméré. Pousser une chaise métallique, des patins aux quatre pieds, pas de crissement sur le carrelage. Ouvrir la porte d’entrée, un vent frais caresse le visage, une bouteille qui verse son liquide à même le gosier, un placard qui claque. Un bol en grès blanc aux pois multicolores, l’intérieur vert se remplit de céréales d’avoine et de blés soufflés, qui flottent, crépitant au contact du lait. Une cuillère métallique tape, son de vaisselle par à-coups, bouche qui croque et qui déglutit. L’eau s’écoule à grand jet sur le bol vide, les traces de nourriture et d’empreintes digitales disparaissent sous le savon du liquide vaisselle. Bol tête en bas dans l’égouttoir de l’évier. Réveil qui sonne, une interruption soudaine, un lit qui craque, des planches en bois qui grincent, une porte qui coulisse, le bruit d’un baiser.

Alagna au poil doux


Toutou Alagna a une bonne tête joviale, le poil doux, l’expression pétillante, il dévale les marches de l’immeuble au rythme de l’air du « Dernier jour d’un condamné ». Mélomane, un simple morceau de musique et il fugue sans prélude. Il déboule sur l’opéra. Des airs de Puccini s’envolent par les fenêtres. Quelle damnation ! Toutou Alagna bifurque et prend la tangente vers le Vieux-Port, excédé par sa malédiction de fuyard à chaque octave ovationnante. Quelle journée de chien. Le marteau piqueur qui creuse la chaussée parvient à peine à masquer les slams du groupe d’ados qui se lancent des battles, une joute musicale qui le fait bouillir, il pétarade et oblique vers la rue de la République, quand Faust apparaît, une lumière divine éclaire tous les monuments et résonne alors en toutou l’Air des Bijoux. Il aboie, se décoiffe, ébouriffant son poil à force de tours de cou, de coups de bassin en l’air et de coups de pied dans le derrière d’un passant qui ne supporte pas les chiens qui aboient. Toutou, comme un boulet de canon, accompagné par une rafale de vent, atterrit Place Sadi Carnot, arrêté par deux tramways qui se croisent. Le coup de sonnerie d’un tram sonne comme le glas, sa mort est certaine, comment résister à ces tentations mélodieuses, à ces chants des sirènes, à ces appels d’Ulysse. Ronchon, grognant dans ses moustaches, il arrive à la Joliette et n’en pouvant plus, s’engouffre dans un immeuble, s’assoit à un bureau et hurle le chant de la reddition de Vercingétorix. C’est alors qu’arrive un gaulois à la moustache jaune, petit gringalet, qui vient le récupérer et, à base d’un breuvage spécial, le soigne de son idée fixe.


Un corps sous mes pas


Mes jambes me portent, encaissant le poids du corps sous mes pas. Trois marches d’abord, des graviers qui ripent sous les chaussures, une dizaine de marches, un portail qui réclame un peu d’huile, une longue succession de marches, gravies l’une après l’autre, d’une lenteur de tortue, un souffle saccadé, des narines qui emmagasinent de l’air à grand volume, la bouche qui aide à en prendre plus. L’ascension de la route, décorée par des graffitis colorés, la traversée des clous à moitié effacés. Un banc en bois marron, griffé, tatoué, où le corps se pose, lourd, il fait craquer la planche. Bruit étouffé d’un gros moteur de poids-lourd. Freins qui pètent, portes en verre qui cognent. Bip au passage du ticket. Le siège jaune poussin vibre au-dessus des roues, le plancher prend de la vitesse, il roule à vive allure, le paysage défile, un coup de fil, une voix à l’accent marqué du Sud interrompt le ronron du bus. « Dis-moi le à moi », « comme je me languis ». Des klaxons, une ouverture de portes prématurée. Tout le monde descend. Des jambes reprennent leur marche régulière sur un sol plat ; le soleil chauffe les épaules, le vent s’engouffre dans le manteau. Des portes en verre qui coulissent, un bip à la commande de l’ascenseur. Plancher qui monte. Une sonnerie, un bip, un claquement de bise, des pas feutrés sur la moquette, les jambes qui se plient sous le bureau et y resteront.