lundi 27 mai 2019

FLEURS


Multi-tiges vertes, au bout desquelles de fines et longilignes fleurs roses se dressent. Rappel d'enfance, fleurs de grand air, campagnes, temps de vacances, présence printemps. Beauté des plantes, ciel bleu, terre brune. Grand ciel. Lien à l'enfance de graines, chaque floraison croisée de cette fleur, fleurit à nouveau l'éternel jardin des découvertes, à l'heure libre. Tête à tête avec la fleur. Lueur de la vie perçue, étendue du flot des plantes, balancée entre soleil et souffles.
Circulation de la vie en soi, perception d'être entre soleil et souffles. Deviner l'âme des plantes dans la sensation. Silence parlant de la présence. Lien au monde, ce qui pousse, être plante soi-même, être écoute, aux souffles du monde, à la lumière du moment.
Racines secrètes du passé. Être semé. Partir d'une graine. Danser de joie dans l'air de la vie. Prendre pluie d'émotions. Être couleur des vécus. Se prendre plante dans une lente ascension. Goûter au soleil au bord d'une fleur. Vivre l'étoffe d'une fleur, baigné dans la lumière. Sentir les présences fleuries, la flottaison des pollens et la grandeur du jour. Tour des mémoires imaginaires, dans l'envolée aérienne du principe des plantes. Respiration douce dans la descente. Responsabilité tendre dans l'amorce du moche. Prendre finitude, fané à l'occasion, finir dans un bouquet où le bar est ouvert.



samedi 25 mai 2019

Domine Dominus Nostre


Bouquet miniature légèrement flétri, aux bourgeons encore clos, aux couleurs pourtant vives. Tige vert tendre, ramifications à boutons, pétales rouges et oranges. Petite chose fragile, frêle si belle, à fleur de peau. Je l’effleure avec délicatesse. Création de la nature d’une beauté inouïe qu’on n’oserait toucher du doigt, fine comme une toile d’araignée. Il suffit d’un simple doigt pour couper l’œuvre finement ciselée. Je la prends plus tremblante qu’elle encore, le cœur battant à l’idée de la blesser, petit papillon délicat, j’arracherai tes ailes avec mes doigts. Plaisir d’enfant, qui briserait de ses minettes une simple pâquerette. Je résiste à la tentation d’une épilation punitive, viens que je te déshabille, tu ne seras plus si jolie.
Chandelier aux neuf branches, le Menora - une fête des lumières - fleuri de mille feux, victoire des macchabés sur les légions ennemies. Broche dentelée qui, la fleur au fusil, s’épanouit sur des tâches grenat et or. Spectre du vainqueur, qui envoie l’encens sur la foule en délire, cris, piétinements, brouhaha à volumétrie discontinue. Je joue de mon spectre et te le jette à la figure pour faire taire la révolte humaine. Je tiens fièrement ce bâton magique, inoffensif de prime abord, je lui confie le pouvoir de parler de moi, parler pour moi, ordonner, invectiver, faire sauter à pieds joints dans une mare à crapauds, faire pisser le plus loin sur le quai des bateaux. Assis, Debout, Coucher, Brailler, pas Bouger, Brailler, pas Tanguer, Droit comme un i, mou comme un pissenlit.
Je suis bien sur mon perchoir, à adouber, dresser, malmener les manants. Assez. Assez. Restez à mes pieds. Ne vous approchez pas de moi, je ne veux pas me mélanger et perdre mon spectre à grenats. Pourquoi cette envie de pouvoir ? Être maître de l’autre, ne serait-il pas un palliatif à être maître de soi ? « Domine Dominus Nostre » louange à Dieu, créature divine, j’accueille ton don et me plie à la nature qui m’est propre. J’accepte de cacher ma fragilité sous le sceau du commandement. Alléluia et tu m’entendras.

L'orchidée


Je vois des pétales blancs collés les uns aux autres avec plus ou moins de tâches violettes. Au centre, se trouve une coquille ouverte, l’intérieur est jaune et légèrement mauve. Cette fleur repose sur une tige verte légèrement incurvée.
Elle me rappelle les tâches d'encre sur un buvard, elles s’éparpillent grossissent de plus en plus et de plus en plus vite. Les formes me font penser à des nuages qui avancent lentement pousser par une douce brise. J'aime cette fleur parce qu’elle est atypique, c'est un mélange de couleurs.
Courbe généreuse ouverte à la lumière, son cœur est transparent et forme un rond presque parfait. Au centre, un point blanc irrésistiblement attiré par un pétale courbé qui veut n'en faire qu'une bouchée.
Elle me murmure que la différence est une force et qu'il faut lâcher prise, se laisser cajoler, emprisonner sans crainte, faire confiance, vivre intensément.
La fleur se transforme petit à petit en une femme épanouie, libre d'être elle-même, d'ouvrir son cœur à qui elle veut.

La Rose


Je vois une rose rouge pourprée rabougrie. Ses pétales sont flétris et leur couleur a sûrement connu des jours meilleurs. L’intensité s’est perdue mais la rouge teinte n’a pas encore disparu.
Sa tige est dépourvue d’épines.
La rose, larmoyante, n’attaque plus, ne pique plus.
Trois fines branches, au bas de la tige, se détachent du tronc qui les a vues naître.
Moins endormies que les pétales à l’agonie, elles demeurent pourtant endolories.
Les feuilles ont des tâches.
Au sein de l’une d’entre elles s’est formé un nuage filandreux.

Une majesté passée.
Cette rose fut belle, entourée et riante.
Cette rose est frêle, empêtrée et criante.
Une reine devenue peine.
Le temps passe et frappe.
L’éclair foudroyant du sablier qui lentement s’écoule l’a menée à sa propre solitude.
Condamnant Narcisse au trépas de sa grandeur, les aiguilles assassines l’ont conduit vers les abysses de sa laideur.
Une femme dont la courbe fut ondulée et la démarche indolente.
Le miroir lui renvoyait une silhouette parfaite sans faille ni défaut.
Elle se disait irrésistible aux gens et au temps.
L’épée de Damoclès est tombée.
Le gong a sonné.
Les compliments révolus, le corps de la femme s’est tu.

De faibles épines sont apparues.
On dirait les poils naissants de la barbe d’un pré pubère.
Le cœur des pétales endormis en laisse percevoir la naissance jaunie.
Quatre très courtes ramifications végétales ont éclos sur le tronçon de tige qui sépare les trois fines et longilignes branches de la partie à risques où se sont implantées les esquisses de pic.
L’autre côté est aplati.
La fleur trop longtemps du même côté est restée assoupie.
Il y a des tâches noires aussi sur les pétales.
Dispersées, elles cohabitent avec de la moisissure marronnée.
La rose a été arrachée.
Son pied a été disloquée, saccagée.

A la fois enfermée dans le regard de l’autre, je suis libre de lui montrer pas à pas la diversité de ma personnalité.
Les passerelles et le temps diluent les gens.
Des échanges et des reprises rendent impossibles le cantonnement au seul premier jugement.
Je ne m’imaginais pas tomber amoureuse de cet homme qui m’était au départ si banal et normal.
On apprend à connaître, par soi-même et par l’intermédiaire de la mémoire des autres.
Je me sens revenir à des considérations réflexives et ne parviens à faire l’effort d’entrer à nouveau dans l’univers pur et poétique des mots désintéressés.
Ma vie me revient, mes légers soucis et tracas du quotidien.

Je n’ai pas respecté la précédente étape.
Je n’ai pas transformé ma rose.
Rose elle est restée, de laide devenue belle.
Sa beauté ne s’est pas évaporée, non point inchangée, seulement modifiée.
Différent il est possible de l’être, dans le temps, dans l’espace, avec les gens.
Apparence et intériorité se confondent dans un discours qui rappelle que cette dissociation ne fait sens.
Je suis ce que je dégage et ce que je renvoie participe à la formation incessante et ô combien infinie de mon être.
Je ne sais plus quel terme employer dans ce fouillis de mots qui mêlent maladroitement intériorité, fatalité, psyché et esthétique.
Mon esprit se perd dans un dédale capharnaümique de considérations éperdues.
On aime plaire. Est-ce un mal ?
Passer du temps à se coiffer, est-ce superficiel ?
On consacre du temps à se préparer, sacrifie-t-on son corps sur l’autel de l’artificialité ?
Je m’épile, suis-je antiféministe ?
Je m’adapte aux situations et parfois ris par politesse, suis-je hypocrite ?
Jusqu’où s’entremêlent aspect et pensées ?
Jusqu’où puis-je maîtriser mon image avant d’en être complétement dépossédée ?
Le regard de l’autre me tient-il avec la même fermeté que la main du cocher son harnais ?

Pourtant le regard de l’autre peut être bénéfique, salvateur et prolifique.
Il peut mener vers des sentiers inconnus et nous faire découvrir des images restées tues.

vendredi 3 mai 2019

Une Formule



Qui es-tu donc toi, donc ? Je ne te connais pas ; Il me semble que tu as pris ma place… Que tu usurpes mon identité.
Viens-tu de Chine ou d’Alabama ?
Tu n’as pas d’âge, ou plutôt l’éternité te traverse ; tu es l’infiniment grand et l’infiniment petit.
A quoi bon te parler puisque tu n’entends rien, puisque tu n’as pas d’oreilles ?
Mais je persiste… Un dragon d’eau ? Un aigle vengeur ? Un martin-pêcheur ? Où sont tes ailes ?
Je vois ton bec et tes yeux fixes ; ton bec qui croque la vie, l’avale et la régurgite sous forme d’étoiles…
Tes yeux fixes me regardent, me scrutent, comme je te scrute et nous nous scrutons l’un l’autre indéfiniment.
Qui es-tu donc ?
Ton destin me laisse sans voix.
Je ne sais qu’une chose, c’est que tu cries pour me faire taire.
Je viens de loin-on m’a inventé- je me souviens- ma construction a longtemps duré- je suis resté inachevé pendant des années- mon créateur était mathématicien.
Il m’a construit par palier… Ça lui est venu d’un coup, et la première fois, la première ébauche lui a plu.
Puis il m’a laissé en chantier… J’étais troublé, angoissé ; je me disais « Finira-t-il son œuvre ? Existerai-je un jour ? ».
Au début, je ressemblais à pas grand’chose, un alignement de chiffres, de lettres et de ratures ;
plus tard dans le temps, au gré de ses éclairs de génie, j’ai pris forme et j’ai commencé à avoir de l’espoir !
J’existerai, j’en étais sûre !!!
Je me structurais sous sa plume, sous ses réflexions, par ses dialogues intérieurs ;
J’étais comme une sculpture dont les coups de burin de l’artiste arrivaient violemment, par surprise, à des moments toujours inattendus et peu appropriés.
Mais mon mathématicien devenait vieux, son cerveau perdait de sa plasticité, il se répétait, il se décourageait plus souvent aussi.
Il m’appelait « sa formule » ; j’avais un nom ; c’était déjà cela mais le nom ne suffit pas à faire une existence, une vraie, bien solide…
« Sa formule »…J’étais souvent froissé, je finissais en boule dans la poubelle ou en cendres dans la cheminée ;
J’étais là et l’instant d’après, je n’étais plus.
Combien de fois suis-je rené de mes cendres ?
Combien de fois, déchiré puis reconstitué ?
Forcément, depuis, je crois à la Vie éternelle ; la Mort n’existe pas pour moi ; ça me rassure ;
Mais ne pas mourir ne signifie pas forcément exister !
Et puis un jour, le miracle s’est produit : mon mathématicien a achevé ses tribulations intellectuelles et je fus enfin complet.
Je tenais debout, j’étais structuré et aucune démonstration ne peut, depuis, me démolir.
Je suis solide pour l’éternité et mieux encore, on parle de moi depuis des siècles, je suis connu, je suis célèbre…
Je commence même à penser par moi-même, pour échapper au carcan des calculs infinis ; je pense, je réfléchis, je me penche sur mon identité de formule… Alors tout tangue, tout bascule, je ne suis plus sûr de rien, je doute…
Heureusement, un matheux vient vite me remettre son mon chemin de formule, immuable, intangible.
Ça me rassure mais je m’ennuie.
Un chercheur s’intéresse à moi.
Il me lit, me relie mais ne me relie à RIEN.
Je suis chaviré, mis en pièces ;
Je me dissous dans l’univers, mon corps se désagrège et rejoint les arbres millénaires qui m’ont vu naître ; j’étais connu et ne suis pas reconnu par lui…
Mes mots, mes lettres, mes chiffres ruissèlent le long de mon corps et s’enfouissent dans mon cœur.
Je n’entends plus, je n’ai plus d’oreilles puisqu’il n’entend RIEN à ce que je suis.
Ma bouche s’aiguise pour le déchiqueter.
Je pousse un cri rauque.
Il est MORT. Il ne me narguera plus…
Je suis défait et les morceaux éparpillés de moi aux quatre coins du Monde.

La file d'attente


Ma peau est blanche. Enfin, rose. Enfin, beige. Enfin, vous voyez. Là, elle est noire, un peu grise, mais noire quand même. Je me reconnais toujours, c'est bien moi, mais en noir. Mon nez est le même, mes sourcils sont les mêmes, quoiqu'un peu ébouriffés à la base. Mes cils sont écrasés au coin externe, ça coupe le blanc de mon œil (et ça fait mal aussi, je ne savais pas que c'était possible, d'avoir mal aux cils). Ma bouche est un peu zébrée mais c'est bien elle. Mes cheveux sont plaqués sur mon front, ça me donne l'air fatigué mais rien de plus. Non, ce qui change vraiment, c'est cette marque. Cette échelle, cette cicatrice, cette balafre. Elle ressemble à une vilaine tache de naissance sur ma joue, à une brûlure, à une décoloration. A peine noire, ma peau se dépigmente déjà. La couleur ne tient pas : sur les ongles, le papier, le tissu, les cheveux, les murs, elle ne reste jamais longtemps.

Je fais la queue depuis des heures. J'exagère sans doute. Au moins depuis une demi-heure. C'est long sur cette terre, une demi-heure. Ce sont ces longues files d'attente où l'on avance d'un quart de pas toutes les trente-quatre virgule six secondes pour se donner l'impression d'un mouvement constant et avec, encore un peu de patience. A cause de ma peau devenue noire mais à moitié dépigmentée, je dois refaire mes papiers. Apparemment, on ne me reconnaît plus sur les photos.
Quand vient enfin mon tour, j'annonce pourquoi je suis venue ; je dois refaire mes papiers. L'agent me demande pourquoi, et si elle périmée, et depuis combien de temps. Puis mon âge, où j'habite où je suis née... On peut tout oublier dans ce monde, jusqu'à en croire que la terre est plate, mais on ne peut oublier son adresse. Je l'écris, six fois. On peut oublier le goût des fraises, de l'artichaut et du poulet, mais pas le deuxième prénom de sa mère. Je l'écris, trois fois. On peut perdre son chat, ses clefs, sa langue, son chemin, sa vue, mais on ne perd surtout pas son lieu de naissance. Même si on n’y est jamais retourné. Ça nous colle à la mémoire.

L'identité, tout le monde en parle tout le temps. On en débat jusqu'à la nausée, dans des discussions sans fin parfois retransmises en direct à la radio. On ressasse encore et encore notre identité perdue, compromise, attaquée. Mais personne n'en est sûr, et personne ne sait vraiment ce qui est perdu, attaqué, compromis. Moi, en tout cas, je n'en sais rien. Je croyais faire partie des personnes au visage lisse et me voilà avec une échelle, blanc sur noir. Comme un zèbre : ils sont noirs rayés blancs, et pas l'inverse. Eux, c'est certain, ils ne perdront pas cette identité-là.

Tandis que je remplis encore et encore des cases sous l'œil inattentif de l'agent, un courant d'air glisse contre mon bras. Mécaniquement je tourne la tête vers la porte, elle est en train de se fermer lentement, mais personne ne semble être entré. Mon regard descend le long de l'interstice des deux battants et au sol, un petit animal avance par bonds prudents. C'est un lapin. Vu sa taille, il est adulte, et ce n'est pas un lapin nain. Il est blanc, entièrement, et ses yeux sont rouges. Le lagomorphe est un albinos. (Oui, je m'y connais en lapin, autant qu'en zèbre).
Il a l'air perdu, je ne sais pas ce qu'il est venu chercher. Il semble se diriger vers la file d'attente mais, petit comme il est, il risque de se faire piétiner. Le plus étrange c'est que personne ne fait attention à lui. Il finit par s'installer dans la queue et attend sagement son tour. Les lapins voient mal, donc il avance doucement la tête à chaque pas.

Je me demande vraiment ce qu'il fait là. Si ça se trouve lui aussi perd ses couleurs, du coup il doit refaire ses papiers. Quand vient son tour, il saute sur la chaise de l'agent et attend qu'on lui donne le formulaire. Même les lapins refont leur carte d'identité, et eux doivent donner la liste de leur vaccin.


Identité Mutante


Miroir aux alouettes, tiroir aux oubliettes. Front en affront, cheveux tirés en arrière. Effacement des traits, le nez en éperon. Visage noirci, ombres pleines, yeux absents, crânerie du crâne, nudité frontale, bouche scellée. Mystère voulu.
Il a changé, il s'est glissé, il a passé son temps, il a rangé son patronyme, vivre caché à soi-même, sous une appellation nouvelle. Faire semblant pour être moins tremblant. Identité formelle, acceptable pour que le fond tienne. Cache-cache avec le vice, pour arracher la vie à la mort, pour ne pas être recherché, nomination nouvelle pour déminer le soupçon. Grimer sa vie, grimacer son existence pour éviter d'être cible, pour résister, pour donner le change, se faire ange ordinaire, pour ne pas passer pour le démon de service, le criminel désigné par l'arbitraire d'un état totalitaire. Planquer sa vibration, cliver son cas.
Mais voilà, quelqu'une le reconnait, boulevard Balthazar devant un magasin de farce et attrape, et pas n'importe qui, Violaine Casimir, la catcheuse tueuse de légionnaire, libérée par l'occupant, tout content qu'il est, qu'elle ait occis des opposants potentiels, juste avant la guerre. Elle a eu le temps de se faire juger, mais pas celui de se faire décapiter, alors libre, elle collabore de guinguettes en ghettos.
Aie, aie...se dit le démasqué, pas méchante la Violaine, certes mais pas discrète pour autant. Il avait fait sa connaissance, à quelques années d'ici dans un bastringue de Belleville, place du Combat. Toute une histoire de folklores et d'ambiances ou la vie facile s'ouvrait la nuit à la lumière des lampions, où l'on buvait, à la santé des champions. Violaine n'a peur de rien, vit de cris et de soifs. La retrouver là est incommodant. Heureusement, la relation est bonne, reste à lui faire croire à une locale histoire amoureuse secrète pour espérer qu'elle n'ébruite sa présence et son identité. La rendre mutique à son sujet.

Identité de la Rue


Deux yeux triangulaires, les paupières tombantes de chaque côté, couvrant presque les pupilles, des cernes appuyées, un air triste et fatigué. J’ai les sourcils en bataille, pas droit. Broussailles poilues et immérité. Un nez de travers, j’ai une narine plus étirée que l’autre, qui laisse apparaître le cartilage gélatineux prolongement de mon os nasal. Un teint bicolore, clair jusqu’aux pommettes, avec des stries comme des scarifications qui tracent des lignes parallèles, qui tombent sur la deuxième partie de mon visage, foncé. La barbe noire, mal rasée des matins pâteux, une bouche à peine perceptible, et pour couronner le tout, j’ai des boucles écrasées sur le sommet de la tête qui délimite le pourtour de ma face.
Faces de chiens, face d’ours poilus, je remonte mon T-shirt sur la toison gris-cendrée qui dépasse comme des pattes d’araignée qui se planque. Face à l’air libre, face à balafre, face qui cogne et effraie, face-à-face outrageux, « baisse le regard je te dis ». Face sombre, fermée au dialogue, face errante, bétonnée par le bitume dure et suintant de la rue.
Crever la foule avec ma face d’acarien, qui n’attend rien, au radar des feux de poubelles, des voitures poubelles, des vitrines éclatées, des tessons ciselés. La plante de mes pieds est à vif, à force d’errance urbaine, de traîne savate, de course de survie, victime du mal des rues, de la casse, de la chourave, de la gruge. Face à perte. Empreinte du terrain. Je remets mes mains dans mes poches, dos voûté sous le poids des immeubles qui vont m’avaler. Un projectile m’atteint à la tête. Un pan de balcon vient de se décrocher et de s’écraser sur mon crâne d’œuf. Un filet de sang sillonne sur mes tempes. Des regards fuyards autour de moi qui ne cessent de se succéder. J’ai mal à crever sur place, ma tête se vide comme un robinet. Je vacille, je m’agrippe aux murs, je m’adosse, m’accroupit, les mains en bénitier pour recueillir le sang du Christ. La lune rousse. Du moins son reflet dans ma flaque de sang. Un haut-le-cœur, un élan assaillant, geindre comme un moribond, un filet de son sort de ma bouche, un cri tapi qui veut éclater. Je le tire dans un son long, je le module, lui donne du rythme et je m’improvise chanteur des rues à ma dernière heure.

Identité Spirituelle


Miroir, oh mon miroir, qui est la plus belle ?
Sûrement pas moi !
Un front grand et large ; des pommettes hautes ; deux narines larges et béantes ; une bouche fine et plate mais rieuse : des yeux ronds, sans cils. Ah, un point positif : un ovale parfait avec la peau tendue, c’est-à-dire sans ride, ce qui n’est pas fait pour me déplaire.
Si je dis que ça n’est pas pour me déplaire, c’est qu’en vieillissant la peau se ride et, il n’y a plus moyen de se souvenir comment on était « avant ». Il faut en faire son deuil : c’est dur !
Heureusement, les années passant se chargent peu à peu d’une recherche spirituelle intense, due à mon avis à l’imminence de la fin.
Où va-t-on ? Que devient-on ?
Quand on n’a pas de croyance intrinsèque, la quête d’une force supérieure s’égaille un peu partout : est-ce Dieu, l’architecte de l’univers ? Bouddha ? Yahvé ? ou Allah ?
En fait, on essaie de peser, mesurer, ce que chacun offre comme « au-delà ».
La réincarnation m’a souvent tentée : je m’imagine très bien en gros matou dormeur ne cédant à personne son moelleux coussin…Mais si je me retrouve en chat errant que les enfants poursuivent pour le brûler ou pour lui crever les yeux ? Et si je me réincarne en femme, toujours une femme mais plus laide ou plus pauvre ? Non, il n’y a aucune certitude, alors c’est trop risqué. Le purgatoire, l’enfer, le paradis ? Avec la chance que j’ai, je risque de me retrouver en enfer, à la limite au purgatoire ; Et là je dis non !
Je pourrai y rencontrer des tas de gens que la fin de ma vie m’eut permis de ne plus voir, enfin !
Alors ? Me retrouver en un lieu où je pourrai côtoyer tous ces fous recherchant désespérément les mille vierges promises ? Ah non alors …
Peut-être choisirai-je, non pas un, mais cent dieux, comme le soleil, la terre, la pacha mamma des Péruviens, le vin, la fécondité ?
Oui, c’est pas mal ça : on retourne à la terre en poussière…Mais où donc ai-je déjà entendu cela ? Je cherche…
Tout à coup, alors que j’étais assise sur mon canapé, une lumière intense m’aveugle et une voix grave et profonde s’impose :
- Tu cherches où tu as entendu ça ?  Traitre, Renégate ! As-tu oublié ton enfance, ton éducation, ta profession de foi ? Tu dois bien avoir encore quelques photos de ce beau jour-là, avec ta belle robe blanche, le diadème et l’aumônière. Tu as oublié que tes parents t’ont baptisée dans la sainte foi du seigneur ? qu’ils t’ont fait parcourir toutes les étapes menant à la sainte Trinité ?
- Ben, si, je m’en souviens, mais, à vrai dire, ça ne me convient pas vraiment. Et puis on ne m’a pas demandé mon avis…
-Mais, dit la voix, ce lien et ces sacrements te lient à jamais ; tu ne peux t’en défaire, jamais.
-Ah bon…
-Tu as pêché gravement. Et pour cela tu ne pourras accéder à la droite de Dieu. Ton sort est définitif : tu iras en enfer pour l’éternité !

Usurpation d'identité


Un visage sombre et ridé. Qui es-tu derrière ce masque ? Cette façade noire déforme ton visage, assombrit tes traits, cache tes yeux, ton visage n'est plus qu'un triste voile, qui s'affaisse. Ce reflet de moi-même dans ce miroir teinté minuscule n'est pas celui que je veux montrer. Mais qui suis-je au fond ? J'ai perdu mon identité, je suis un vagabond qui erre dans les rues, qui vit au jour le jour. Les gens me regardent avec curiosité, je leur dis « J'ai perdu ma carte d'identité, pouvez-vous m'aider à la retrouver ? » Mais personne ne répond...
Un jour, une dame d'un certain âge, comme venu de nulle part, s'approche de moi et m'interpelle :
« - J'ai trouvé cette carte d'identité, n'est-elle pas à vous ? »
Je la regarde tout souriant « ça doit être la mienne, sûrement ! »
Je me reconnais sur la photo, j'ai peut-être quelques années de moins, les traits moins tirés.
J'ai de nouveau un nom, un prénom, une date et lieu de naissance, je suis enfin quelqu'un !
Voilà quelques années maintenant que j'ai repris ma vie en main, je travaille dans une grande entreprise, et je suis heureux, enfin jusqu’à ce 18 septembre 1995, où tout à basculer.

Il est 6h58, j'ouvre tout doucement les yeux, il fait encore nuit dehors quand soudain un vacarme inimaginable venant de mon entrée me fait bondir de mon lit :
« Police ! Police ! Levez-vous, vous êtes en état d'arrestation pour trafic de drogue ! »
Et me voilà menottes au poignet, en slip ! « mais qu'est-ce qui se passe ?  Qu'est-ce que j'ai fait ! Je veux un avocat ! »
Dans un moment de bonté, les flics me laissent m'habiller et m'embarquent au commissariat, où je vais être sévèrement cuisiné.
Un homme d'une cinquante d'années, légèrement dégarni entre dans la salle d’interrogatoire sombre et lugubre « Commissaire Baldaquin, alors tu n'as rien à nous dire Antonio Vargas ? ça fait dix ans qu'on te cherche et je t'ai coffré ! « mais je comprend pas » dis je terrifié.
« Ah tu comprends pas, tu te fous de moi ! Tu es le plus gros narco trafiquant de la région, la mémoire te revient ! »
Mon dieu si j'avais su je serais resté vagabond mais en liberté.