Le bourgeon que j'ai cueilli a le teint
sombre, oscillant entre le violet et le vert, d'une taille qui ne dépasse pas
celle d'un grain de riz. Son corps lisse semble s'extirper de différentes
petites enveloppes végétales, couches qui s'écartent à sa base pour le laisser
passer. Il n'a rien d'un pillier solide et semble au contraire fléchir,
dessinant une courbe légère. Le bout du bourgeon, doux et timide, n'écorcherait
rien s'il venait à rencontrer un autre corps.
Je
le regarde et je me vois, tendre et chétive, indécise face à la lumière. J'ai
toujours été un
peu tordue, je n'ai pas poussé droit. « C'est un corps qui
trahit un manque de confiance » avait soupiré un vieux docteur à lunettes
sur un ton paternaliste, érigeant les vérités générales d'un manuel poussiéreux.
Toutes celles et ceux qui ont officiellement éclot me le répètent :
chaque seconde est une nouvelle expérience qui construit chaque humain en tant
qu'adulte, une marche de plus vers l'accomplissement dynamique et sportif de
ses objectifs. Entourée de troncs droits et robustes, de feuilles au ramage
impeccable et de buissons éclatants, je hausse les épaules : une seule
idée en tête, retourner sous ma couette et me rouler dans les couches
originelles, au creux des branches.
Mes
yeux se posent de nouveau sur le petit être végétal et je le retourne, pour
examiner son dos. Il me paraît davantage vouté et fragile. Rien ne semble
annoncer le moindre espoir d'enthousiasme, excepté, peut-être, une des petites
enveloppes de matière végétale qui s'est ouverte pour laisser jaillir la pointe.
Elle l'empêche d'être complètement nu et démuni : une jupe à volants,
fleurie, rougeoyante. Un détail, mais qui illumine doucement la pointe, qui
l'accompagne, l'identifie, donnant un regain d'énergie au reste de son
existence.
Les
jupes ne sont pas toujours mes alliées mais peut-être qu'il existe d'autres
possibles que pousser sagement, pousser tout droit, d'autres possibles que la
rengaine : bourgeon tu es, feuille tu deviendras, à ta place et sans
bouger. L'une des jardinières parmi toutes
celles et ceux qui m'ont observé, surveillé et évalué, a repéré ma volonté très
relative à vouloir m'élever et m'a chuchoté : « allez vas-y, grandis,
il y'a des choses à inventer ! ». Mes racines sont assez tenaces pour
oser se faufiler sur plusieurs sentiers ; je peux m'affirmer bourgeon, en
posant mes propres conditions.
La
pointe habillée et fleurie prendra son temps, restera tendre et gagnera en
confiance. Sa jupe à volants continuera à l'accompagner, son tour de taille
demeurant à l'identique. Les végétaux voisins la regarderont avec des yeux
ronds et les sourcils froncés, mais elle n'y prêtera plus attention car elle
éclatera de liberté. Elle aura adroitement éviter les tempêtes et les gloutons,
éclora tardivement, et s'accomplira en tant que grande feuille biscornue et
différente, aux couleurs bigarrées et vives, justement porteuse de possibles et
d'imagination, pour tous les bourgeons à venir.
Le
bourgeon que j'observe ne voulait peut-être pas grandir mais il voulait rester
vivant ; alors il n'avait d'autres choix que de continuer à mûrir. Comment peut-on mûrir ? Semblable à
toute pousse sortie d'un creux et qui reste accrochée à sa branche, je poursuis
ma vie. Je ne deviendrai pas une belle plante. Je garderai des trous et en
referai des nouveaux, mangée par les insectes. Je serai heureuse de continuer à
me plier – pour me reposer - et à me déplier, puis à me redresser quand je
l'aurais décidé. J'espère changer de branche, rencontrer de nouvelles feuilles,
qui n'auront pas poussé droit. J'ai déjà vécu des éclosions. Il en reste mille
autres à vivre, mais d'une certaine façon, il y'aura toujours en moi un
bourdonnement de bourgeon.
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