mercredi 28 avril 2021

Bourgeon et moi

        Le bourgeon que j'ai cueilli a le teint sombre, oscillant entre le violet et le vert, d'une taille qui ne dépasse pas celle d'un grain de riz. Son corps lisse semble s'extirper de différentes petites enveloppes végétales, couches qui s'écartent à sa base pour le laisser passer. Il n'a rien d'un pillier solide et semble au contraire fléchir, dessinant une courbe légère. Le bout du bourgeon, doux et timide, n'écorcherait rien s'il venait à rencontrer un autre corps.

            Je le regarde et je me vois, tendre et chétive, indécise face à la lumière. J'ai toujours été un

peu tordue, je n'ai pas poussé droit. « C'est un corps qui trahit un manque de confiance » avait soupiré un vieux docteur à lunettes sur un ton paternaliste, érigeant les vérités générales d'un manuel poussiéreux. Toutes celles et ceux qui ont officiellement éclot me le répètent : chaque seconde est une nouvelle expérience qui construit chaque humain en tant qu'adulte, une marche de plus vers l'accomplissement dynamique et sportif de ses objectifs. Entourée de troncs droits et robustes, de feuilles au ramage impeccable et de buissons éclatants, je hausse les épaules : une seule idée en tête, retourner sous ma couette et me rouler dans les couches originelles, au creux des branches.

             Mes yeux se posent de nouveau sur le petit être végétal et je le retourne, pour examiner son dos. Il me paraît davantage vouté et fragile. Rien ne semble annoncer le moindre espoir d'enthousiasme, excepté, peut-être, une des petites enveloppes de matière végétale qui s'est ouverte pour laisser jaillir la pointe. Elle l'empêche d'être complètement nu et démuni : une jupe à volants, fleurie, rougeoyante. Un détail, mais qui illumine doucement la pointe, qui l'accompagne, l'identifie, donnant un regain d'énergie au reste de son existence.

   

          Les jupes ne sont pas toujours mes alliées mais peut-être qu'il existe d'autres possibles que pousser sagement, pousser tout droit, d'autres possibles que la rengaine : bourgeon tu es, feuille tu deviendras, à ta place et sans bouger. L'une des jardinières parmi toutes celles et ceux qui m'ont observé, surveillé et évalué, a repéré ma volonté très relative à vouloir m'élever et m'a chuchoté : « allez vas-y, grandis, il y'a des choses à inventer ! ». Mes racines sont assez tenaces pour oser se faufiler sur plusieurs sentiers ; je peux m'affirmer bourgeon, en posant mes propres conditions.

             La pointe habillée et fleurie prendra son temps, restera tendre et gagnera en confiance. Sa jupe à volants continuera à l'accompagner, son tour de taille demeurant à l'identique. Les végétaux voisins la regarderont avec des yeux ronds et les sourcils froncés, mais elle n'y prêtera plus attention car elle éclatera de liberté. Elle aura adroitement éviter les tempêtes et les gloutons, éclora tardivement, et s'accomplira en tant que grande feuille biscornue et différente, aux couleurs bigarrées et vives, justement porteuse de possibles et d'imagination, pour tous les bourgeons à venir.

             Le bourgeon que j'observe ne voulait peut-être pas grandir mais il voulait rester vivant ; alors il n'avait d'autres choix que de continuer à mûrir.  Comment peut-on mûrir ? Semblable à toute pousse sortie d'un creux et qui reste accrochée à sa branche, je poursuis ma vie. Je ne deviendrai pas une belle plante. Je garderai des trous et en referai des nouveaux, mangée par les insectes. Je serai heureuse de continuer à me plier – pour me reposer - et à me déplier, puis à me redresser quand je l'aurais décidé. J'espère changer de branche, rencontrer de nouvelles feuilles, qui n'auront pas poussé droit. J'ai déjà vécu des éclosions. Il en reste mille autres à vivre, mais d'une certaine façon, il y'aura toujours en moi un bourdonnement de bourgeon.

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