Depuis qu'un
cinéma de quartier avait réouvert dans cette petite ville, il y avait enfin un
prétexte pour sortir le mardi soir. C'était un beau bâtiment qui s'était fait
attendre, quatre salles et de jolis fauteuils, un petit bar sans prétention,
idéal pour boire un café avant un film de deux heures trente. Le mardi, les
places étaient moins chères, c'était donc le jour tout désigné pour y aller. Le
vendredi, dîner avec les collègues, le samedi, spectacle, et le dimanche bien
sûr, les brocantes. Avec la percée écologique, 2019 était une année en or pour
les chineurs - même dans les petites villes.
Ce soir,
Marie arborait fièrement son nouveau manteau pied-de-poule Maje acheté lors du
dernier vide-greniers qu'elle avait fait, à une femme qui avait deux fois son
âge et apparemment deux fois moins de bon sens pour le vendre à quarante euros.
Marie avait sauté sur l'occasion : essayé, adopté, payé. Enfin, presque, elle
avait dû l'abandonner quelques minutes pour aller faire l'appoint au tabac d'en
bas. Deux longues minutes passées à prier pour que personne ne mette la main
dessus. Très fière de sa trouvaille donc, elle refusait de le retirer tant
qu'elle ne serait pas assise face à l'écran géant.
Marie
attendait au bar les boissons qu'elle avait commandées pour elle et ses amis.
Quand le cafetier posa les tasses devant elle, elle plongea la main dans la
poche de son manteau pour y récupérer le billet de dix euros qu'elle y avait
laissé, mais le papier qu'elle en sortit ne venait pas de la banque. C'était
une lettre, sans doute oubliée là par l'ancienne propriétaire.
Toi,
l'inconnue dont j'ai quand même pu glaner le prénom
"Marie"
Rencontrée
sur ce vide-greniers,
Rencontre un
peu improbable, un peu absurde.
Je me
démenais avec un barnum désarticulé
gonflé par
le vent
Toi,
flâneuse, tu te promenais entre les étals,
J'ai aimé
l'illusion de partager avec toi un secret précieux.
Aujourd'hui,
j'aimerais te le révéler.
Ce mot lui
était bien adressée, par contre, il n'était pas signé. Marie fut surprise, puis
intriguée, puis peu à peu, dégoûtée. L'auteur avait dû glisser le carré de
papier pendant qu'elle était partie faire de la monnaie.
Absurde, ça
l'était.
Marie retira
son manteau.
Elle revînt
à la table de ses amis avec les cafés et posa son manteau sur la chaise libre,
loin d'elle. Elle resta silencieuse, bouleversée par cette lettre, par ces mots
écrits, à l'énergie mise en œuvre pour la glisser dans la poche, en échappant à
la vue de ses ancienne et nouvelle propriétaires. Quel stratagème il avait fallu
monter. Et dire que le weekend dernier, quand elle avait choisi ce manteau, il
faisait un temps quasi-printanier - un beau soleil, au moins vingt degrés. Elle
s'était dit qu'il s'écoulerait des semaines avant qu’elle ne le porte. L'idée
qu'elle puisse retrouver cette lettre un ou deux mois plus tard lui provoqua un
frisson de dégoût. Tomber là-dessus, seule chez elle, ou pire encore, au
travail, devant ses patients, seringue à la main... Qui avait bien pu mettre le
mot dans cette poche ?
Marie se
plongea dans ses souvenirs pour tenter de se remémorer chaque personne qu'elle
avait croisées ce jour-là, mais les visages restaient flous. À force de
concentration, un individu finit par se démarquer.
Un type
qu'elle avait croisé trois stands avant celui du manteau. Il avait
effectivement du mal à contrôler son barnum... Un très grand homme brun à
lunettes, plutôt beau, probablement un peu plus jeune qu'elle.
Il n'avait
pas l'air étrange, il semblait heureux et détendu, content d'être là, avec des
assiettes moches sous le bras. Pas le genre à suivre une femme pour glisser une
lettre flippante dans sa poche.
Marie
espérait vraiment ne jamais retomber sur lui, toutefois, un part d'elle avait
envie d'être confrontée à cet homme. Elle lui dirait des horreurs, lui
balancerait ses quatre vérités, lui jetterait ses assiettes moches au visage et
le chasserait de là, ce stalker de vide-greniers, ce harceleur de la seconde
main, ce poète du dimanche (littéralement) ! Ou, plus probablement, elle
l'écouterait débiter son discours qu'il imaginait romantique avant de balbutier
une excuse peu crédible et s'enfuir à toutes jambes. Et elle aurait laissé le manteau
derrière elle. Finalement, heureusement qu'il lui avait écrit au lieu de venir
lui parler. Il était plutôt mignon, dommage qu'il soit un peu dérangé. Elle ne le
recroiserait sans doute jamais. Marie prit son manteau et suivit ses amis à
l'intérieur de la salle de cinéma.
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