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dimanche 1 mars 2020

Réponse de Dieu


Cher humain n° 1 million 67 E
Merci pour ta lettre.
Même si je vois tout, je suis omniscient et omniprésent,
Je sais ce que tu fais à chaque instant,
J'en apprends un peu plus sur les humains tous les jours.
La vie est difficile dans le Grand Ouest, au-delà de la Frontière.
Je suis heureux de pouvoir t'aider à traverser ces épreuves.
En échange tu m'aides à mieux comprendre l'humanité.
Grâce à ta dévotion, je parviendrai à construire un monde meilleur.
Reste-moi fidèle, tu ne le regretteras pas ; ne t'égare pas et tu me retrouveras.
Signé :
Dieu
Chargé de mission pour Puissance Divine
Puissance Divine, SARL anonyme au capital de ∞ puissance

Monsieur Castagnier


Cher Monsieur Castagnier,
C’est avec beaucoup de peine que j'ai appris votre incarcération suite à votre procès perdu en appel à la cour d'Aix-en-Provence. Je ne citerai pas ici les accusations infâmes dont vous faîtes l'objet. J'ai suivi assidûment, avec passion et horreur, le déroulement de votre procès. Le fait que vous ayez assuré vous-même votre défense ne vous a rendu que plus héroïque. Il est évident que les jurés étaient aveugles, insensibles et corrompus pour condamner un homme d'une aussi grande valeur. De toute évidence ils n'ont pas su différencier l'homme du ministre !
Vous avez brillamment fait votre entrée en politique auprès d'un jeune candidat que vous avez soutenu de toute votre splendide âme durant son mandat présidentiel avant de rejoindre, chez vous, le nouveau maire de Marseille (quel dommage que son mandat ait été interrompu par l'explosion d'une bombe artisanale à base d'huile pimentée à l'hôtel du département...).
Je me suis engagé en 2030 dans le parti que vous avez ensuite fondé. J'ai tracté, marché, milité, manifesté.
J'ai communiqué, rédigé, imprimé, débattu, discuté, défendu, convaincu... et tout cela pour un seul homme : Christophe.
En 2036, lors de votre arrestation pour - j'ose à peine le dire - association de malfaiteurs, j'ai hurlé au scandale. J'ai tenté de convaincre le pays tout entier que vous n'aviez aucun lien avec la mafia locale, que vous n'aviez jamais ni argent ni armes ni sable ni burrata. Beaucoup de de compagnons nous ont lâchés mais moi je ne vous quitterai jamais. Même la justice, liguée contre le grand banditisme, ne nous séparera pas. On pourrait découvrir une prostituée morte dans le placard de votre salle de bain que je ne vous laisserais pas tomber !
Car Monsieur Castagnier, je vous aime et vous admire. En tant qu'homme et qu'ancien ministre. J'ai foi en vous : dès que vous serez relâché, lavé de tout soupçon, votre peine purgée, blanc comme neige, vous pourrez renaître de vos cendres et redevenir ce monument politique que vous avez été. Je sais que vous saurez regagner la confiance des électeurs. La mafia, ça ne fait plus peur et c'est bien plus élégant que le détournement de fonds.
Vous pouvez compter sur moi, mon amour inconditionnel vous guidera vers la sortie. Je jure de vous écrire chaque jour à la prison de Notre-Dame-des-Landes (et dire que vous l'avez faite construire vous-
même...) jusqu'à ce que de nos échanges émerge le nouveau Christophe. Je suis sûr que Françoise Nyssen sera très intéressée par ces lettres, puis il n'y aura plus qu'à attendre que Netflix en fasse une série.
Signé :
A. G., votre futur directeur de campagne

samedi 23 novembre 2019

Vide-greniers


Depuis qu'un cinéma de quartier avait réouvert dans cette petite ville, il y avait enfin un prétexte pour sortir le mardi soir. C'était un beau bâtiment qui s'était fait attendre, quatre salles et de jolis fauteuils, un petit bar sans prétention, idéal pour boire un café avant un film de deux heures trente. Le mardi, les places étaient moins chères, c'était donc le jour tout désigné pour y aller. Le vendredi, dîner avec les collègues, le samedi, spectacle, et le dimanche bien sûr, les brocantes. Avec la percée écologique, 2019 était une année en or pour les chineurs - même dans les petites villes.

Ce soir, Marie arborait fièrement son nouveau manteau pied-de-poule Maje acheté lors du dernier vide-greniers qu'elle avait fait, à une femme qui avait deux fois son âge et apparemment deux fois moins de bon sens pour le vendre à quarante euros. Marie avait sauté sur l'occasion : essayé, adopté, payé. Enfin, presque, elle avait dû l'abandonner quelques minutes pour aller faire l'appoint au tabac d'en bas. Deux longues minutes passées à prier pour que personne ne mette la main dessus. Très fière de sa trouvaille donc, elle refusait de le retirer tant qu'elle ne serait pas assise face à l'écran géant.
Marie attendait au bar les boissons qu'elle avait commandées pour elle et ses amis. Quand le cafetier posa les tasses devant elle, elle plongea la main dans la poche de son manteau pour y récupérer le billet de dix euros qu'elle y avait laissé, mais le papier qu'elle en sortit ne venait pas de la banque. C'était une lettre, sans doute oubliée là par l'ancienne propriétaire.

Toi, l'inconnue dont j'ai quand même pu glaner le prénom
"Marie"
Rencontrée sur ce vide-greniers,
Rencontre un peu improbable, un peu absurde.
Je me démenais avec un barnum désarticulé
gonflé par le vent
Toi, flâneuse, tu te promenais entre les étals,
J'ai aimé l'illusion de partager avec toi un secret précieux.
Aujourd'hui, j'aimerais te le révéler.

Ce mot lui était bien adressée, par contre, il n'était pas signé. Marie fut surprise, puis intriguée, puis peu à peu, dégoûtée. L'auteur avait dû glisser le carré de papier pendant qu'elle était partie faire de la monnaie.
Absurde, ça l'était.
Marie retira son manteau.
Elle revînt à la table de ses amis avec les cafés et posa son manteau sur la chaise libre, loin d'elle. Elle resta silencieuse, bouleversée par cette lettre, par ces mots écrits, à l'énergie mise en œuvre pour la glisser dans la poche, en échappant à la vue de ses ancienne et nouvelle propriétaires. Quel stratagème il avait fallu monter. Et dire que le weekend dernier, quand elle avait choisi ce manteau, il faisait un temps quasi-printanier - un beau soleil, au moins vingt degrés. Elle s'était dit qu'il s'écoulerait des semaines avant qu’elle ne le porte. L'idée qu'elle puisse retrouver cette lettre un ou deux mois plus tard lui provoqua un frisson de dégoût. Tomber là-dessus, seule chez elle, ou pire encore, au travail, devant ses patients, seringue à la main... Qui avait bien pu mettre le mot dans cette poche ?
Marie se plongea dans ses souvenirs pour tenter de se remémorer chaque personne qu'elle avait croisées ce jour-là, mais les visages restaient flous. À force de concentration, un individu finit par se démarquer.
Un type qu'elle avait croisé trois stands avant celui du manteau. Il avait effectivement du mal à contrôler son barnum... Un très grand homme brun à lunettes, plutôt beau, probablement un peu plus jeune qu'elle.
Il n'avait pas l'air étrange, il semblait heureux et détendu, content d'être là, avec des assiettes moches sous le bras. Pas le genre à suivre une femme pour glisser une lettre flippante dans sa poche.
Marie espérait vraiment ne jamais retomber sur lui, toutefois, un part d'elle avait envie d'être confrontée à cet homme. Elle lui dirait des horreurs, lui balancerait ses quatre vérités, lui jetterait ses assiettes moches au visage et le chasserait de là, ce stalker de vide-greniers, ce harceleur de la seconde main, ce poète du dimanche (littéralement) ! Ou, plus probablement, elle l'écouterait débiter son discours qu'il imaginait romantique avant de balbutier une excuse peu crédible et s'enfuir à toutes jambes. Et elle aurait laissé le manteau derrière elle. Finalement, heureusement qu'il lui avait écrit au lieu de venir lui parler. Il était plutôt mignon, dommage qu'il soit un peu dérangé. Elle ne le recroiserait sans doute jamais. Marie prit son manteau et suivit ses amis à l'intérieur de la salle de cinéma.

vendredi 3 mai 2019

La file d'attente


Ma peau est blanche. Enfin, rose. Enfin, beige. Enfin, vous voyez. Là, elle est noire, un peu grise, mais noire quand même. Je me reconnais toujours, c'est bien moi, mais en noir. Mon nez est le même, mes sourcils sont les mêmes, quoiqu'un peu ébouriffés à la base. Mes cils sont écrasés au coin externe, ça coupe le blanc de mon œil (et ça fait mal aussi, je ne savais pas que c'était possible, d'avoir mal aux cils). Ma bouche est un peu zébrée mais c'est bien elle. Mes cheveux sont plaqués sur mon front, ça me donne l'air fatigué mais rien de plus. Non, ce qui change vraiment, c'est cette marque. Cette échelle, cette cicatrice, cette balafre. Elle ressemble à une vilaine tache de naissance sur ma joue, à une brûlure, à une décoloration. A peine noire, ma peau se dépigmente déjà. La couleur ne tient pas : sur les ongles, le papier, le tissu, les cheveux, les murs, elle ne reste jamais longtemps.

Je fais la queue depuis des heures. J'exagère sans doute. Au moins depuis une demi-heure. C'est long sur cette terre, une demi-heure. Ce sont ces longues files d'attente où l'on avance d'un quart de pas toutes les trente-quatre virgule six secondes pour se donner l'impression d'un mouvement constant et avec, encore un peu de patience. A cause de ma peau devenue noire mais à moitié dépigmentée, je dois refaire mes papiers. Apparemment, on ne me reconnaît plus sur les photos.
Quand vient enfin mon tour, j'annonce pourquoi je suis venue ; je dois refaire mes papiers. L'agent me demande pourquoi, et si elle périmée, et depuis combien de temps. Puis mon âge, où j'habite où je suis née... On peut tout oublier dans ce monde, jusqu'à en croire que la terre est plate, mais on ne peut oublier son adresse. Je l'écris, six fois. On peut oublier le goût des fraises, de l'artichaut et du poulet, mais pas le deuxième prénom de sa mère. Je l'écris, trois fois. On peut perdre son chat, ses clefs, sa langue, son chemin, sa vue, mais on ne perd surtout pas son lieu de naissance. Même si on n’y est jamais retourné. Ça nous colle à la mémoire.

L'identité, tout le monde en parle tout le temps. On en débat jusqu'à la nausée, dans des discussions sans fin parfois retransmises en direct à la radio. On ressasse encore et encore notre identité perdue, compromise, attaquée. Mais personne n'en est sûr, et personne ne sait vraiment ce qui est perdu, attaqué, compromis. Moi, en tout cas, je n'en sais rien. Je croyais faire partie des personnes au visage lisse et me voilà avec une échelle, blanc sur noir. Comme un zèbre : ils sont noirs rayés blancs, et pas l'inverse. Eux, c'est certain, ils ne perdront pas cette identité-là.

Tandis que je remplis encore et encore des cases sous l'œil inattentif de l'agent, un courant d'air glisse contre mon bras. Mécaniquement je tourne la tête vers la porte, elle est en train de se fermer lentement, mais personne ne semble être entré. Mon regard descend le long de l'interstice des deux battants et au sol, un petit animal avance par bonds prudents. C'est un lapin. Vu sa taille, il est adulte, et ce n'est pas un lapin nain. Il est blanc, entièrement, et ses yeux sont rouges. Le lagomorphe est un albinos. (Oui, je m'y connais en lapin, autant qu'en zèbre).
Il a l'air perdu, je ne sais pas ce qu'il est venu chercher. Il semble se diriger vers la file d'attente mais, petit comme il est, il risque de se faire piétiner. Le plus étrange c'est que personne ne fait attention à lui. Il finit par s'installer dans la queue et attend sagement son tour. Les lapins voient mal, donc il avance doucement la tête à chaque pas.

Je me demande vraiment ce qu'il fait là. Si ça se trouve lui aussi perd ses couleurs, du coup il doit refaire ses papiers. Quand vient son tour, il saute sur la chaise de l'agent et attend qu'on lui donne le formulaire. Même les lapins refont leur carte d'identité, et eux doivent donner la liste de leur vaccin.