C’est une personne toute en fragilité. Peu
farouche, il faut la protéger pour la conserver prés de soi sinon elle s’enfuit
trop loin pour la rattraper. Frêle et capable de force, elle a bien voulu
occuper le nid que j'ai mis en place au printemps. Le bois d'à côté lui sert de
réserve à ses pensées les plus secrètes auxquelles personnes n’accède mais sa
trajectoire pour revenir est toujours la même. Alors je l’attends patiemment de
crainte de l’effrayer par trop d’empressement et par timidité aussi. Chargée de
doutes dans les premières semaines, elle nourrit aujourd’hui notre potentiel
avenir, enfin j’y songe et j’ai envie d’y croire. Je la vois parfois arriver à
toute allure sans prévenir ma trop grande proximité, puis dans cette retenue
qui la soutient, elle me sourit, d’un sourire nouveau. Si je l’observe avec
trop d’empressement, elle rougit et feint une attitude assurée pour s’atteler à
une autre tâche loin de moi. Face à face, dans un reflet lumineux ou plus
sombre, nous restons à portée du regard à essayer de mieux nous comprendre. Je
sais qu'elle est là parce que ses yeux aujourd’hui soulignés de maquillage,
s’expriment à travers un regard qui en dit long. Ce regard dans lequel elle se
faufile. Et moi, je m’y plonge, par une grimace pour qu’elle parte, par un
sourire pour qu’elle vive, m’accompagnant dans sa transformation, de corps et
d’esprit. Elle me révèle cette féminité qui s’accomplit doucement mais
surement. Quand elle rit, ce n’est point
le chuintement du hérisson qui se faufile sous la haie comme autrefois, quand
elle avance, ce n’est point la
patiente tranquille de l'araignée qui tisse sa toile lorsque nous écoutions les
conte du soir; c’est une femme qui résiste au temps qui passe, une enfant qui
ne voulait pas grandir. Cette princesse devenant reine est une danseuse
joyeuse, qui tisse aujourd’hui le nid avec précision de ses mains agiles.
Infatigable, prudente, frêle et obstinée, elle conquit jour après jour mon
corps et mon cœur. Elle consacre les moments de pause à l'entretien de ce que
la vie lui offre. Elle lisse et peigne
soigneusement, démêlant ses terreurs nocturnes d’enfants au profit d’un désir
naissant, un art millénaire. Sa voix tantôt autoritaire, tantôt caressante lui
le donne ce ton particulier emplissant l'espace par petites ondes fines,
régulières, distinctes. Elle devient femme, je deviens homme. Comme elle, je
laisse l’enfance me quitter pour accueillir celui que je deviens à ses yeux.
Cet hiver elle s’est nourrie de glaces et de bonbons, ce printemps, sa
nourriture se veut plus masculine à la recherche de moi. Ce petit voisin d’à
côté ne se ressemble plus d’ailleurs :
elle m’aime surement puisqu'elle a élu domicile sur ma terrasse. Maintenant
que ses rondeurs ont fait leur apparition, elle favorise un autre accès et le
nourrit plus de regards que de rires en éclat que j’entendais encore hier. Pas
encore le savoir-faire, plutôt l’intuition. Il faut que les hormones soient
gavées de protéines pour pouvoir s'envoler bientôt et surtout apprennent vite à
chasser et se nourrir par eux même. Travailleuse, obstinée, attentionnée !
si je vous présente ce modèle, avouez-le : vous avez envie de
hausser les épaules, passer votre chemin, ce n'est qu'un petit oiseau du
printemps que j'aurais si peu remarqué si je ne lui avais pas mis un gite à
disposition. Moi, si déconnectée de la nature et de ce qui s'y joue, je
reste subjuguée par ce manège éphémère mais que je pourrais reconvoquer chaque
matin. Aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais été sollicitée, invitée à
mettre les mains dans la terre, à observer et comprendre le monde, la chaleur.
Alors je me laisse surprendre par cette rencontre qui ne date pas d’hier mais
qui revêt d’autres apparats. Cette vie que j'observe à son insu n'attend rien
de moi, si ce n’est une invitation. Elle est tout simplement et vient me
rappeler que tout est permanence et fragilité, que la vie s'écoule que j'y
prenne part ou pas. Grande leçon d'humilité et sourire du jour ! La nature
et les petites mésanges bleues ne se trompent pas, le printemps est bien
là ; et moi si souvent, très souvent et avec de plus en plus de jouissance
à m'en rendre compte, à dédramatiser, ironiser puis refoncer tête baissée. Une
autre permanence : trébucher, sauter de joie, se croire arrivée, regarder
derrière, jouer à chien et chat, chat perché, s'envoler maintenant. Cette
mésange si singulière n'a que sa robe bleue et jaune à la douceur d'un rêve, et
son air inquiet qui la rend à la fois si accessible et inaccessible. Elle
m'hypnotise un instant, comme un œil accroché à ce tableau que je découvre pour
la première fois. Emotion sans cesse renouvelée et intacte à chaque fois
qu’elle passe le pas de ma porte depuis le jour où nous devenons ceux que nous
serons. Je n’omets pas que l'envol
programmé de la nouvelle portée est synonyme de liberté. Et c’est avec la
voisine d’à côté que j’ai envie de m’envoler.
jeudi 10 juin 2021
Quand elle rit
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