Ma peau est blanche. Enfin, rose. Enfin,
beige. Enfin, vous voyez. Là, elle est noire, un peu grise, mais noire quand
même. Je me reconnais toujours, c'est bien moi, mais en noir. Mon nez est le
même, mes sourcils sont les mêmes, quoiqu'un peu ébouriffés à la base. Mes cils
sont écrasés au coin externe, ça coupe le blanc de mon œil (et ça fait mal
aussi, je ne savais pas que c'était possible, d'avoir mal aux cils). Ma bouche
est un peu zébrée mais c'est bien elle. Mes cheveux sont plaqués sur mon front,
ça me donne l'air fatigué mais rien de plus. Non, ce qui change vraiment, c'est
cette marque. Cette échelle, cette cicatrice, cette balafre. Elle ressemble à
une vilaine tache de naissance sur ma joue, à une brûlure, à une décoloration.
A peine noire, ma peau se dépigmente déjà. La couleur ne tient pas : sur les
ongles, le papier, le tissu, les cheveux, les murs, elle ne reste jamais
longtemps.
Je fais la queue depuis des heures.
J'exagère sans doute. Au moins depuis une demi-heure. C'est long sur cette
terre, une demi-heure. Ce sont ces longues files d'attente où l'on avance d'un
quart de pas toutes les trente-quatre virgule six secondes pour se donner
l'impression d'un mouvement constant et avec, encore un peu de patience. A
cause de ma peau devenue noire mais à moitié dépigmentée, je dois refaire mes
papiers. Apparemment, on ne me reconnaît plus sur les photos.
Quand vient enfin mon tour, j'annonce
pourquoi je suis venue ; je dois refaire mes papiers. L'agent me demande
pourquoi, et si elle périmée, et depuis combien de temps. Puis mon âge, où
j'habite où je suis née... On peut tout oublier dans ce monde, jusqu'à en
croire que la terre est plate, mais on ne peut oublier son adresse. Je l'écris,
six fois. On peut oublier le goût des fraises, de l'artichaut et du poulet,
mais pas le deuxième prénom de sa mère. Je l'écris, trois fois. On peut perdre
son chat, ses clefs, sa langue, son chemin, sa vue, mais on ne perd surtout pas
son lieu de naissance. Même si on n’y est jamais retourné. Ça nous colle à la
mémoire.
L'identité, tout le monde en parle tout le
temps. On en débat jusqu'à la nausée, dans des discussions sans fin parfois
retransmises en direct à la radio. On ressasse encore et encore notre identité
perdue, compromise, attaquée. Mais personne n'en est sûr, et personne ne sait
vraiment ce qui est perdu, attaqué, compromis. Moi, en tout cas, je n'en sais
rien. Je croyais faire partie des personnes au visage lisse et me voilà avec une
échelle, blanc sur noir. Comme un zèbre : ils sont noirs rayés blancs, et pas
l'inverse. Eux, c'est certain, ils ne perdront pas cette identité-là.
Tandis que je remplis encore et encore des
cases sous l'œil inattentif de l'agent, un courant d'air glisse contre mon
bras. Mécaniquement je tourne la tête vers la porte, elle est en train de se
fermer lentement, mais personne ne semble être entré. Mon regard descend le
long de l'interstice des deux battants et au sol, un petit animal avance par
bonds prudents. C'est un lapin. Vu sa taille, il est adulte, et ce n'est pas un
lapin nain. Il est blanc, entièrement, et ses yeux sont rouges. Le lagomorphe
est un albinos. (Oui, je m'y connais en lapin, autant qu'en zèbre).
Il a l'air perdu, je ne sais pas ce qu'il est
venu chercher. Il semble se diriger vers la file d'attente mais, petit comme il
est, il risque de se faire piétiner. Le plus étrange c'est que personne ne fait
attention à lui. Il finit par s'installer dans la queue et attend sagement son
tour. Les lapins voient mal, donc il avance doucement la tête à chaque pas.
Je me demande vraiment ce qu'il fait là.
Si ça se trouve lui aussi perd ses couleurs, du coup il doit refaire ses
papiers. Quand vient son tour, il saute sur la chaise de l'agent et attend qu'on
lui donne le formulaire. Même les lapins refont leur carte d'identité, et eux
doivent donner la liste de leur vaccin.
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