Qui es-tu donc toi, donc ? Je
ne te connais pas ; Il me semble que tu as pris ma place… Que tu usurpes
mon identité.
Viens-tu de Chine ou
d’Alabama ?
Tu n’as pas d’âge, ou plutôt
l’éternité te traverse ; tu es l’infiniment grand et l’infiniment petit.
A quoi bon te parler puisque tu
n’entends rien, puisque tu n’as pas d’oreilles ?
Mais je persiste… Un dragon
d’eau ? Un aigle vengeur ? Un martin-pêcheur ? Où sont tes
ailes ?
Je vois ton bec et tes yeux
fixes ; ton bec qui croque la vie, l’avale et la régurgite sous forme
d’étoiles…
Tes yeux fixes me regardent, me
scrutent, comme je te scrute et nous nous scrutons l’un l’autre indéfiniment.
Qui es-tu donc ?
Ton destin me laisse sans voix.
Je ne sais qu’une chose, c’est que
tu cries pour me faire taire.
Je viens de loin-on m’a inventé- je me souviens- ma construction a
longtemps duré- je suis resté inachevé pendant des années- mon créateur était
mathématicien.
Il m’a construit par palier… Ça lui est venu d’un coup, et la
première fois, la première ébauche lui a plu.
Puis il m’a laissé en chantier… J’étais troublé, angoissé ;
je me disais « Finira-t-il son œuvre ? Existerai-je un
jour ? ».
Au début, je ressemblais à pas grand’chose, un alignement de
chiffres, de lettres et de ratures ;
plus tard dans le temps, au gré de ses éclairs de génie, j’ai pris
forme et j’ai commencé à avoir de l’espoir !
J’existerai, j’en étais sûre !!!
Je me structurais sous sa plume, sous ses réflexions, par ses
dialogues intérieurs ;
J’étais comme une sculpture dont les coups de burin de l’artiste
arrivaient violemment, par surprise, à des moments toujours inattendus et peu
appropriés.
Mais mon mathématicien devenait vieux, son cerveau perdait de sa
plasticité, il se répétait, il se décourageait plus souvent aussi.
Il m’appelait « sa formule » ; j’avais un
nom ; c’était déjà cela mais le nom ne suffit pas à faire une existence,
une vraie, bien solide…
« Sa formule »…J’étais souvent froissé, je finissais en
boule dans la poubelle ou en cendres dans la cheminée ;
J’étais là et l’instant d’après, je n’étais plus.
Combien de fois suis-je rené de mes cendres ?
Combien de fois, déchiré puis reconstitué ?
Forcément, depuis, je crois à la Vie éternelle ; la Mort
n’existe pas pour moi ; ça me rassure ;
Mais ne pas mourir ne signifie pas forcément exister !
Et puis un jour, le miracle s’est produit : mon mathématicien
a achevé ses tribulations intellectuelles et je fus enfin complet.
Je tenais debout, j’étais structuré et aucune démonstration ne
peut, depuis, me démolir.
Je suis solide pour l’éternité et mieux encore, on parle de moi
depuis des siècles, je suis connu, je suis célèbre…
Je commence même à penser par moi-même, pour échapper au carcan
des calculs infinis ; je pense, je réfléchis, je me penche sur mon
identité de formule… Alors tout tangue, tout bascule, je ne suis plus sûr de
rien, je doute…
Heureusement, un matheux vient vite me remettre son mon chemin de
formule, immuable, intangible.
Ça me rassure mais je m’ennuie.
Un chercheur s’intéresse à moi.
Il me lit, me relie mais ne me relie à RIEN.
Je suis chaviré, mis en pièces ;
Je me dissous dans l’univers, mon corps se désagrège et rejoint
les arbres millénaires qui m’ont vu naître ; j’étais connu et ne suis pas
reconnu par lui…
Mes mots, mes lettres, mes chiffres ruissèlent le long de mon
corps et s’enfouissent dans mon cœur.
Je n’entends plus, je n’ai plus d’oreilles puisqu’il n’entend RIEN
à ce que je suis.
Ma bouche s’aiguise pour le déchiqueter.
Je pousse un cri rauque.
Il est MORT. Il ne me narguera plus…
Je suis défait et les morceaux éparpillés de moi aux quatre coins
du Monde.
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