mardi 1 décembre 2020

Depuis le jour où

 D'où vient cette pipelette en bikini qui marivaude dans le jacuzzi avec un gringalet en Bermuda ?

Certainement de la ferme des stars perdues du village d’à côté me répondit Franck, le responsable cocktail de la piscine du camping 3 étoiles où je travaillais en tant qu'animatrice aquagym.

Le duo du jacuzzi entrepris de pousser la chansonnette sous l'eau, ce qui donnait un son couvert de bulles, et assez inaudible. Je les trouvais soudain ridicules et me mis à réfléchir à ce qu'était ma vie, mon été dans ce camping miteux du fin fond du Tarn, à donner des cours d'aquagym à des vacanciers en quête de raffermissement saisonnier. Je rêvais à autre chose, moi j'avais comme projet d'entrainer une équipe de natation synchronisée... Hé ho tu rêves ? Me dit Franck. Non, il m'a simplement semblé voir mon âme s'envoler au-dessus des paradigmes saisonniers…

J’avais tellement l’impression de gâcher mon temps, ici et ailleurs d’ailleurs, tout en me disant qu’à 20 ans, on a toute la vie devant soi. Mon rêve n’a jamais été avoué mais il ne se passait pas une journée sans y penser, depuis le jour où mes parents, à l’âge de 12 ans m’ont emmenée voir un évènement surnaturel : un spectacle de sirènes. Parce que c’est vraiment cette image qui me reste plantée dans les yeux, des êtres féériques qui glissaient sur l’eau et sous l’eau sans besoin d’oxygène, dans une grâce hypnotique. Elles étaient une, puis 10 puis 20 en un coup de brasses, à se déployer sur l’eau telles des tentacules se dispersant dans le bassin pour se rassembler en des figures improbables, oubliant leur individualité. Elles étaient comme ces oiseaux dans le ciel, libres de ne faire qu’un, synchronisées par une magie indéfinissable, inexistante dans leur singularité, toutes identiques par les faits et gestes. Elles étaient comme ces poissons dans leur monde, se déplaçant par banc, bercer par des vagues imaginaires, scintillants sous le jeu des lumières de dehors. Elles étaient belles, sans visage, faites d’ondulations en guise de membres. Capables d’immobilité et de téléportation, mon regard absorbé de toute part sur la surface et les profondeurs. Je savais pourquoi mes parents m’avaient invitée à voir ce spectacle étrange pour lequel je n’avais aucun attrait au préalable. Je détestais l’eau, je détestais nager et l’idée de me mettre en maillot de bain était pire qu’une phobie. Les différents enseignants avaient essayé toutes les pédagogies pour que mon petit corps frêle et disgracieux accepte de flotter, pour que mes racines accrochées comme des ventouses aux petits carreaux blancs et bleus libèrent leur étreinte. Je me serais noyée sous un mètre d’eau à la seule idée de ne plus avoir pied. Alors animatrice d’aquagym, c’est pour qu’on arrête de me parler de cette répulsion irraisonnée, c’est ma revanche à cette masse visqueuse que je regarde de haut. De mon estrade bien au sec, dans mon legging avantageux, je suis dans la parfaite monstration des gestes et postures à adopter pour raffermir mon troupeau de cochons des mers qui flottent tant bien que mal en mouvements disgracieux et gluants, un autre genre de tentacules. De aquaphobe à aquagym, je changeais de registre. J’offrais une certaine satisfaction à la perception que l’on pouvait avoir de moi en effaçant l’ardoise d’une certaine culpabilité indomptable, mais au fond de mon abîme, je savais qu’un poulpe continuait à m’enserrer le cœur, retenant le jus du vrai plaisir d’une jubilation maîtrisée. Et ce n’est pas au fin fond du Tarn que …

Hé ho, Ariel, c’est le dernier jour aujourd’hui ! Avant de repartir à la fac, sur les bancs des amphis pompeux, que dirais-tu d’une animation pour débrider nos cachalots du jacuzzi ? me dit Franck. J’ai toute une panoplie de déguisements à thème, on monte dans le yacht et on se fait la photo du siècle avec toute une bande de poissons euphoriques. Tout ton groupe est partant, regarde-les enfiler leurs nageoires, c’est hilarant ! Moi j’ai choisi la pieuvre géante pour mieux enlacer mon Ariel, princesse des sirènes ! voilà le tien…

Et là … Je m’y vois, les yeux grands ouverts, glissante sur l’eau avec ma queue d’écailles bleutées, mon rêve à mes pieds cousus main, posé sur un plateau doré ou argenté peu m’importe…

Ni une, ni deux, j’avale d’une gorgée du cocktail détonnant qu’il me tendait, j’enfile ma queue de poisson, détache mes cheveux de rouquine sauvage et me voilà dans l’instantanée du polaroid, faire trempette avec les clients.

1 commentaire:

  1. Ma petite sirène aurait pu s'appeler Orane, ca sonnait bien aussi ;-)
    Isabelle

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