Baptiste est un homme d’une quarantaine d’années. Son air pincé et ses yeux durs en font un personnage peu engageant. Dans son entreprise, il est connu pour être un tyran auprès de ses employés, notamment en raison de son verbe acerbe et de ses critiques toujours très aiguisées. Il ne s’est jamais vraiment remis de son premier amour rencontré sur les bancs de la faculté : la fille dont il était éperdument amoureux l’a quitté, en invoquant un motif pour le moins déconcertant : elle ne supportait plus ses embrassades gluantes. Depuis, obsédé par sa moiteur, Baptiste se balade toujours avec un sachet de talc.
Amélie a vingt-cinq ans.
Grande, diaphane, ses yeux reflètent comme des éclats de lune et il peut
parfois nous arriver de la voir disparaître, en transparence, lorsqu’elle se
laisse déborder par ses émotions. Ses absences par intermittence lui ont joué
tant de tours, qu’elle n’a jamais réussi à finir ses études, à conclure ses
stages, à garder un travail. Aujourd’hui, elle a réussi à se faire embaucher en
tant qu’employée de magasin, et elle s’investit, parfois maladroitement, de
tout son cœur.
Dix-neuf heures. Baptiste
cligne des yeux, la route est de moins en moins visible. Le lourd brouillard
qui s’abat sur le massif des Ecrins vient accentuer le crépuscule. L’enseigne
lumineuse de la station Total, à quelques centaines de mètres, l’invite à
s’arrêter.
Il gare sa longue berline
et entre dans la station-service avec pour objectif de faire vite: se dégourdir
les jambes, et trouver une bricole pour ne pas arriver les mains vides au repas
de ce soir.
Alors qu’il se gratte la
tête devant les prix, un léger toussotement l’interpelle.
“Bonsoir Monsieur, notre
rayon terroir semble vous inspirer bien des histoires, vous avez peut être
besoin d’un conseil ?”
“Bonsoir Mademoiselle, je
cherche juste une bouteille de vin, j’ai un repas ce soir, et je subis une
pression écrasante de la part de l’horloge si vous voyez ce que je veux dire…”
“Oh du vin… Subtile
nectar… Plutôt quelle atmosphère ? Champêtre ? Montagnarde ?
Peut-être de la mer ? Serez-vous… entouré de sirènes et de
pirates ?
“Du vin mademoiselle, du
vin pour boire à table. L’atmosphère ? Ecoutez, elle sera… douce autant
que froide, électrisante, écrasante, surprenante… Cela ne vous regarde
pas !
Tandis qu’il s’emporte, il
observe du coin de l'œil une grosse dame trébucher en voulant emprunter le
tourniquet de sortie.
Agacé, il s’empare d’une
bouteille de Rasteau sans prêter gare à l’IGP et se dirige vers la
caisse.
“… Avez-vous pensé à
l'accompagner d’une petite douceur ? S’aventure timidement Amélie en
tendant un lot de fromages corses à -50%. Car, quelle hérésie de terminer
un repas sans fromage… Priver vos hôtes des saveurs de nos verts
pâturages n’est pas un joli présage…”
“Je me pensais gluant, je
viens de trouver mon équivalent” marmonne t il en jetant un regard inquiet sur
l'amoncellement de clients au tourniquet de sortie.
Une voix métallique
retentit soudain: “Mesdames, Messieurs, nous rencontrons un problème technique
aux sorties des caisses. Veuillez patienter à l’intérieur du magasin, nos
techniciens seront là dans une à deux heures”.
“Mais quel rêve
désagréable! je suis sur une autre planète ! Il faut que je sorte de
là !”
“Prenez votre mal en
patience ! Au fond, le temps n’a pas d’importance…”
“Mais elle va me lâcher
cette pimbêche filasse ! Avec son air con et sa vue basse ! Cette
poétesse de mes fesses ! Avec son enthousiasme… heu... dégoulinant!”
“Oh… J’entends…
Murmure-t-elle les yeux embués, je ne vous dérangerais plus.”
Elle s’évapore derrière sa
caisse, avant de ressurgir, furieuse:
“En fait c’est vous le
méchant, le collant, le dégoûtant, le gluant ! Oui, gluant !
Gluaaaaant !!! Gluant gluant gluant !” se met-elle à crier en
tournant sur elle-même dans les rayons.
Effrayé, il lui jette un
regard ahuri, et, machinalement, s’en va, honteux, se reclure dans les
toilettes des hommes.
Frénétiquement devant le
miroir, il se savonne les mains et les enduit talc. Quand, soudainement, Il
entend toutes les chasses d’eau se mettre en route, une symphonie des cuvettes,
en somme.
“Je perds la tête, mais
réveillez-moi !”
Alors que Baptiste implore
à l'aide, les lumières s'éteignent et il entend renifler.
La lumière revient, Amélie
se trouve là, penaude, abasourdie, fragile ballerine dans sa blouse d’employée
de station-service. On peut déjà voir, derrière ses joues blêmes, la mosaïque
des carreaux sur le mur.
“Allons allons, qu’est ce
qu’il vous arrive? Souffle Baptiste qui a déjà oublié les lumières, les
portiques et les chasses d’eau. Revenez à vous! Vous disparaissez presque!”
“Je… c’est ainsi que je
suis faite, à la moindre angoisse, mes pensées m’emportent, et me transforment
en brume…”
Il pose alors, sans
réfléchir, sa main contre le cœur d’Amélie, qui reprend comme par magie toutes
ses couleurs.
Il fallait une main moite
pour toucher son cœur liquide, et cette cathédrale de faïences devint le témoin
privilégié de la fin d’un maléfice qui durait depuis de nombreuses années.
C’est alors que les
cuvettes s'emportent dans un vrombissement spectaculaire, et des lianes
s'échappent des égouts, des éviers, des poubelles et des bidets, laissant
apparaître des fleurs imaginaires, milles rosiers sous la lumière
artificielle.
Leurs yeux se croisent, et
ses joues à elle deviennent pourpres. Il pense, naïf, “ça lui vient sûrement
des roses.”
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