Ce jour-là, je ne me suis pas reconnue,
rouge de honte, verte de dégout, noire de colère, ça m'a donné des ailes,
décuplé mes forces, mis à terre. J'aurai voulu vomir ma bile et vivre ma vie
sans elle. Vous ne me croyez pas ? Il vous semble impossible de se sentir à la
fois tout puissant et rabaissé? C'est pourtant ce qui m'est arrivé. La relation
de l'époque avec ma mère, n'avait rien d'harmonieux. Elle oscillait entre
indifférence réciproque et tentative d'intimidation. Tous les coups étaient
permis. Le terreau de la discorde était toujours le même, je cherchais de sa
part la manifestation d'une mère idéalisée et de son côté, elle attendait de
moi une attitude minimisant au maximum l'implication dans son rôle de mère
qu'elle n'avait pas choisi.
Un jour où j'avais été particulièrement affirmée en
n'acceptant pas de me soumettre à l'injonction du jour : faire bonne figure,
pour le premier repas partagé avec celui qui devint son second mari ; elle se
crut obligée de m'offrir un bonbon que je refusais. Ce refus était inacceptable
et elle le mit de force dans ma bouche. Je ne l'ai pas avalé mais recraché une
heure plus tard, devant un parterre d'adultes interloqués. Je me sentais à la
fois dans la domination de la situation puisque je l'avais obligée à me
regarder et qu'elle n'avait plus qu'une idée, me faire rendre les armes. Au
même instant une colère intérieure m'envahissait et rendait amer cet excès de
confiance. Toute ma petite personne du haut de ses 10 ans se sentait réduite à
l'état d'objet, de faire valoir, niée dans son identité.
J 'ai gagné ce jour-là une certaine légitimité auprès
du reste de la fratrie à qui je racontais cette histoire à l'envie mais au tout
au fond de moi une grande tristesse, vague à l'âme qui fut un moment fondateur.
La question de l'amour, de l'attente, du lien, de la filiation est alors
devenue centrale dans mes choix de vie à venir. Ma vie future de femme était
devenue mon affaire.
Je ne connaissais pas mon père et j’en
voulais atrocement à ma mère de ne m’avoir jamais rien dévoilé à son sujet. Je
m’en étais fait un idéal masculin, compensant le modèle qu’elle n’a jamais été.
Mon père ne me manquait pas, il était omniprésent, à veiller sur moi dans un
imaginaire qui portait tout son impact dans ma réalité, ma vision du monde. Je
n’étais pas seule face à elle et ses malversations, il guidait mes pas et mes
mots avec substance que j’étais capable de lui invectiver comme le venin qui
m’empoisonnait, il me soutenait dans mes moments de doutes où je n’avais plus
le courage de l’affronter. J’avais grandi avec ce vide d’amour et ce trop-plein
de rancœur, seule contre tous, avec lui. Il était mort pour tous mais si vivant
pour moi.
Mes frères et mes sœurs absorbaient les
choses différemment, peut-être parce que j’étais la plus jeune, que je n’avais
pas connu la guerre comme eux, pas de souvenirs, rien. Eux avaient mérité le
deuil de leur père, moi qui ne l’avais pas connu, que pouvais-je me
ramentevoir. Pas une photo, rien qui ne trahissait, en dehors des mémoires
muettes de chacun, l’existence de mon géniteur. Moi, accouchée au combat,
l’incarnation des bombardements et des couvres feu, de la peur et de
l’insécurité, de la famine et du sang, je ne savais rien. L’incarnation de la
traitrise, du bannissement, j’apprenais dans l’ignorance. Je suis
née au milieu de la désolation, vestige de ce qui ne sera plus. Voilà les
insultes que je recevais pour bercer mon lit d’enfant, injectées dans les
veines pour me faire combattante.
Aujourd’hui je suis allée voir ma mère
pour lui cracher toute ma haine à la figure, je suis libre de grandir, j’ai 17
ans et je vais être mère ! Je n’ai plus besoin d’elle pour me réaliser, je
ne suis plus la mort, je suis la vie ! Je ne m’enfuis pas, je n’ai pas
peur, je pars, je cours, je vole. Noire de colère, j’ai vomi ma rage avec tous
les relents de mes ressentiments. Une décharge d’immondices qui putrifiaient,
des larves et des mouches qui relarguaient leurs messages rampants et malades,
des asticots qui lui pénétraient ses pores. Je lui jetais tout ce que j’avais,
hors de moi, pour pouvoir enfin devenir moi. Elle a parlé, tenté de crier,
pensé à me frapper, puis elle s’est tue, figée les yeux grands ouverts… et est
tombée. J’ai continué à injecter mon poison jusqu’à ce que mes mots n’aient
plus de portée, s’engouffrent dans un silence à les étouffer. Morte
j’ai voulu qu’elle soit, et elle gisait là sur le sol. L’image était en train
de se planter dans mes iris. Et vivante j’ai voulu qu’elle reste. Mes yeux
brillants de haine, se sont tout d’un coup noircis de chagrin, saignant comme
une blessure béante. Elle avait eu le dernier mot, un mot silencieux, d’une
force impalpable, elle m’abandonnait sans possible rédemption. Tout un pan de
ma vie tombait anéantissant l’espoir de connaitre un jour mon histoire que
seule elle détenait. Elle venait d’avaler la clé.
Cela fait des jours que je pleure, et je
pensais au bonbon que j’aurais pu avaler. Peut-être que ce jour-là, elle
m’aurait tout dévoilé si j’étais restée sage comme elle l’entendait. Etait-elle
la seule fautive de notre relation, ne lui ai-je pas fait payer chèrement
l’absence de mon père, la privation de mon histoire que j’ai fini par
m’inventer. Que pensera mon bébé à naitre qui n’aura pas de père ? Un
conte d’un soir pour assouvir ma vengeance envers une mère affligeante ou
affligée. Aurais-je le courage de tout lui dire quand il me regardera avec ses
maux ? Toutes ces pensées s’entrechoquaient dans ma tête tricotant le
châle de mes remords. Je me couvrais de honte alors que je lisais une lettre
délaissée au fond d’une boite : mon père avait été un traitre, criminel
contre l’humanité. Une liste de noms surlignés en rouge convoqués pour la MISE
à MORT !
Annie, ma chère Annie! Bon je n'y pas allée par le dos de la cuillère sur la suite de l'histoire. J'en suis restée pleine de rage pendant au moins une journée dans la peau de ce personnage! OUf quelles emotions... Merci de m'avoir emmenée!
RépondreSupprimerIsabelle
Isabelle