mardi 1 décembre 2020

Petit capitalisme

Depuis le temps que l'homme avalait du sous-traité, du surgelé, du chimique, du colorant, du pollué à haute dose, il semblait bien s'être habitué à prendre le temps à tout autre chose que le plaisir de manger. Fini les plats mijotés de grand-mère qui imprégnaient nos vêtements d’odeurs indéfectibles et qui se stockaient irrémédiablement sur nos hanches, fini les gâteaux d’anniversaire maison dégoulinant de chocolat à en écœurer un cochon, fini les maux de têtes affreux après des repas trop arrosés de boissons insipides et abrutissantes des grands coteaux d’autrefois, fini les diners aux chandelles, serviettes rouges et nappe blanche. Plus personne ne s’en rappelait finalement ni le goût, ni l’odeur. Ce n’était même pas un souvenir enfoui dans une terre devenue infertile, mais un conte grotesque d’une autre époque révolu où le temps n’était pas compté, où des indélicats le gaspillaient sans en reconnaitre la valeur.

Quel pouvoir sur la nature de ne plus avoir à se sacrifier pour se sustenter. Le temps de tout, d’interagir avec le monde entier, ignorant les décalages horaires imposés par des fuseaux désuets, le temps de courir, courir, mobilisé derrière un écran figé … le temps de rien où tout se précipitait dans une cadence infernale, connecté aux millions de contacts, dans une solitude béante. Et ce fut elle qui nous avala, comme un lot de protéines animales chargées de saveurs cancérigène ou carcinogène, allergogène, accidentogène, mutagène, arborigène, abrutogène… englouti dans ce ventre avide dans lequel on se perdit. Que donnerais-je alors pour des miettes de pain frais, des miettes de nous où tu savourais les minutes à me regarder juste pour le plaisir de te retrouver dans le fond de mes pupilles brillantes. Personne n’a résisté, ni toi, ni moi, dévorés par la bête affamée, cet exil meurtrier qui a tué l’homme dans l’abandon de soi au temps qui passe. L’instant présent n’existe plus puisqu’il est déjà parti avec tout ce que nous étions capable de ressentir, sentir et de goûter.

Seule la ruée vers l’avant, vers le fric, vers l’ascension sociale, nous animent. Un grade de gagné et dix têtes de collègues écrasées, une prime à quatre chiffres décrochée et une succession d’achats dérisoires, puérils, m’as-tu-vu, gadgets, commandés. Une pièce de plus dans la grande roue de la consommation, une pièce et l’engrenage se met en branle pour le plaisir des poches remplies de fric, pour la pérennité du système qui fait trimer les gens. Les moyens s’enclenchent et c’est tout un train de dominos qui déboulent à toute allure et se relèvent pour dévaler à nouveau et se redressent encore. Aucun répit. Les minutes s’égrènent, des tics tacs à la chaîne. Un seul arrêt technique tous les trois ans. Le grand arrêt de maintenance générale et c’est là, le seul moment à nous. Toi, moi, nous. Sur les rotules, des cernes et des nodules en plus, nos corps à la fois flasques et tendus, mais le temps des retrouvailles. Toi et moi, nous. Du temps juste pour nous, allongés dans le moelleux du matelas Kiplipa, élu produit de l’année 2040, sous la couette lestée Gravi-tétée, dans les effluves des huiles essentielles de Zen Aroma-P. Affalés, rincés, lobotomisés. Le plafond comme seul divertissement au bourdonnement de nos oreilles, aux grincements de nos dents, aux spasmes vibrants de nos corps. Les soubresauts de nous, quand tu t’impatientais de m’emmener de l’autre côté, à coups de reins frénétiques pour le plaisir de te retrouver au fond de moi, évanouis l’un sur l’autre, après une jouissance commune. Personne ne supporte ce grand arrêt très longtemps, le vide laissant vite place à des réminiscences du passé. Les brasse-coulée dans la mer Méditerranée, les randonnées dans le Vercors, les promenades à cheval en Camargue, tout cela était plus que fini, nos corps incapables d’exercices physiques, de flexions et d’extensions, à l’exception de quelques génuflexions. Trop de frustrations remontent comme de la bile et nous comptons les jours avant la reprise, pour mettre fin à cette souffrance et reprendre le rythme frénétique de notre course vers l’argent. Tout a été calculé pour faire de nous des machines. Petit vicieux, sadique, satyre, que ce capitalisme sournois. (Isabelle & Laurence)

1 commentaire:

  1. Bravo Laurence, moi même je n'en projetais pas la fin, époustouflant ;-)

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