samedi 23 novembre 2019

Vide-greniers


Depuis qu'un cinéma de quartier avait réouvert dans cette petite ville, il y avait enfin un prétexte pour sortir le mardi soir. C'était un beau bâtiment qui s'était fait attendre, quatre salles et de jolis fauteuils, un petit bar sans prétention, idéal pour boire un café avant un film de deux heures trente. Le mardi, les places étaient moins chères, c'était donc le jour tout désigné pour y aller. Le vendredi, dîner avec les collègues, le samedi, spectacle, et le dimanche bien sûr, les brocantes. Avec la percée écologique, 2019 était une année en or pour les chineurs - même dans les petites villes.

Ce soir, Marie arborait fièrement son nouveau manteau pied-de-poule Maje acheté lors du dernier vide-greniers qu'elle avait fait, à une femme qui avait deux fois son âge et apparemment deux fois moins de bon sens pour le vendre à quarante euros. Marie avait sauté sur l'occasion : essayé, adopté, payé. Enfin, presque, elle avait dû l'abandonner quelques minutes pour aller faire l'appoint au tabac d'en bas. Deux longues minutes passées à prier pour que personne ne mette la main dessus. Très fière de sa trouvaille donc, elle refusait de le retirer tant qu'elle ne serait pas assise face à l'écran géant.
Marie attendait au bar les boissons qu'elle avait commandées pour elle et ses amis. Quand le cafetier posa les tasses devant elle, elle plongea la main dans la poche de son manteau pour y récupérer le billet de dix euros qu'elle y avait laissé, mais le papier qu'elle en sortit ne venait pas de la banque. C'était une lettre, sans doute oubliée là par l'ancienne propriétaire.

Toi, l'inconnue dont j'ai quand même pu glaner le prénom
"Marie"
Rencontrée sur ce vide-greniers,
Rencontre un peu improbable, un peu absurde.
Je me démenais avec un barnum désarticulé
gonflé par le vent
Toi, flâneuse, tu te promenais entre les étals,
J'ai aimé l'illusion de partager avec toi un secret précieux.
Aujourd'hui, j'aimerais te le révéler.

Ce mot lui était bien adressée, par contre, il n'était pas signé. Marie fut surprise, puis intriguée, puis peu à peu, dégoûtée. L'auteur avait dû glisser le carré de papier pendant qu'elle était partie faire de la monnaie.
Absurde, ça l'était.
Marie retira son manteau.
Elle revînt à la table de ses amis avec les cafés et posa son manteau sur la chaise libre, loin d'elle. Elle resta silencieuse, bouleversée par cette lettre, par ces mots écrits, à l'énergie mise en œuvre pour la glisser dans la poche, en échappant à la vue de ses ancienne et nouvelle propriétaires. Quel stratagème il avait fallu monter. Et dire que le weekend dernier, quand elle avait choisi ce manteau, il faisait un temps quasi-printanier - un beau soleil, au moins vingt degrés. Elle s'était dit qu'il s'écoulerait des semaines avant qu’elle ne le porte. L'idée qu'elle puisse retrouver cette lettre un ou deux mois plus tard lui provoqua un frisson de dégoût. Tomber là-dessus, seule chez elle, ou pire encore, au travail, devant ses patients, seringue à la main... Qui avait bien pu mettre le mot dans cette poche ?
Marie se plongea dans ses souvenirs pour tenter de se remémorer chaque personne qu'elle avait croisées ce jour-là, mais les visages restaient flous. À force de concentration, un individu finit par se démarquer.
Un type qu'elle avait croisé trois stands avant celui du manteau. Il avait effectivement du mal à contrôler son barnum... Un très grand homme brun à lunettes, plutôt beau, probablement un peu plus jeune qu'elle.
Il n'avait pas l'air étrange, il semblait heureux et détendu, content d'être là, avec des assiettes moches sous le bras. Pas le genre à suivre une femme pour glisser une lettre flippante dans sa poche.
Marie espérait vraiment ne jamais retomber sur lui, toutefois, un part d'elle avait envie d'être confrontée à cet homme. Elle lui dirait des horreurs, lui balancerait ses quatre vérités, lui jetterait ses assiettes moches au visage et le chasserait de là, ce stalker de vide-greniers, ce harceleur de la seconde main, ce poète du dimanche (littéralement) ! Ou, plus probablement, elle l'écouterait débiter son discours qu'il imaginait romantique avant de balbutier une excuse peu crédible et s'enfuir à toutes jambes. Et elle aurait laissé le manteau derrière elle. Finalement, heureusement qu'il lui avait écrit au lieu de venir lui parler. Il était plutôt mignon, dommage qu'il soit un peu dérangé. Elle ne le recroiserait sans doute jamais. Marie prit son manteau et suivit ses amis à l'intérieur de la salle de cinéma.

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