mercredi 28 avril 2021

Le Prunier

Tout près de ma fenêtre il y a un prunier. Aux alentours de février les rameaux gris se chargent de mille petites tumeurs cotonneuses, d’une couleur timide et difficile à nommer dans l’ensemble. Ces bourgeons, si on les regarde de plus près, sont comme des coques fermes, qui évoluent en petits nodules difformes et verts, des poings serrés, les mâchoires de quelque espèce fossile et carnassière. A leur base courent quelques poils visqueux, une poche amniotique plus sombre où sillonnent parfois des veines. C’est comme une paupière fiévreuse.

On s’imagine l’œil frémir au-dessous de quelque rêve tourmenté, comme la nuit dernière… Je me revois courir, jambes nues, l’écume aux cuisses, chercher l’issue de cette sphère chaude, sucrée et sirupeuse, qui m’englobe et m’entrave, qui ne veut me laisser partir. Je ressens encore la menace de ces voluptés grasses, dont les lianes tentatrices cherchent à gagner mes chevilles. Je m’entends encore me dire « reste, ça n’est qu’un rêve, vois jusqu’où tu peux aller » tentation vicieuse vers un fragment d’épouvante, étude froide et scientifique de mes travers les plus sordides.

De l’extrémité d’un nodule s’échappe comme une langue au liseré rose, frêle et timide, elle semble prendre la température de l’air, au chaud entre ses lèvres austères, on l’imagine bientôt s’étirer tout à fait et laper cet air tel un chien avide.

Je me revois revenir à moi entre les quatre murs de la chambre, apercevoir dans l’ombre l’armoire normande et sa corniche familière, et m’y raccrocher en haletant pour que le sang me revienne aux pieds, pour ne plus ressentir ces caresses à la tendresse écœurante.

Dans quelques semaines l’arbre moutonnera de pétales devenus tout à fait blanches, et ce sera alors un ballet bourdonnant d’insectes, tous hypnotisés par leur individuelle entreprise, s’entrecroisant sans s’effleurer dans une chorégraphie du Tout, une affaire rondement menée, un Rungis de l’impasse du Vallon, entre le gros figuier et le pylône EDF. Les pistils se battront pour s’offrir en rusant de leurs meilleurs effluves.

Au sortir de mes terreurs nocturnes, quand de nouveau j’ai pu sentir mes orteils, j’ai ouvert la fenêtre. Le froid de d’hiver s’est engouffré avec ses notes de tête alourdies de fer, un quelque chose de minéral venu de la fonte des neiges, à des kilomètres de là. En fond on devinait de l’herbe grasse, une sève gorgée d’eau qui n’était pas sans rappeler quelque plante vénéneuse, et les relents d’une lessive bon marché, accrochée aux draps qui séchaient sur le balcon d’en face. La note de cœur, timide, révélait comme une odeur de fruits jaunes, absente encore hier. En me penchant, je me suis aperçue que le prunier avait repris vie dans la nuit.

Ils sont comme ça : lui et l’amandier, ils crient victoire avant les autres.

Bidule vert de Vigne Vierge

Il me faudrait une loupe ou une pince à épiler pour tenir ce maigre bidule vert. Tête ronde qui prédomine sur la tige et son collier de bourgeons faux-culs, qui gravitent autour. Un semblant de constellation, une planète et ses satellites mais infiniment petite. Petite verrue sur un doigt de pas-géant vert ou main atrophiée de mini Hulk, pas incroyable, avec des bouts de doigts turgescents.

Si je regarde à l’intérieur de moi, je peux y voir mon utérus avec une trompe normale et une, tellement mal en point, qu’elle s’est rabougrie et dédoublée. Ou mes amygdales qui se serrent quand j’ai du mal à avaler une pilule sans eau. C’est possible que j’ai une glande plus grosse que l’autre. C’est serré, ça étrique, ça tire et retient le liquide, c’est comme un dessèchement intérieur. Tout mon système à boules, glandes, œufs, se rétracte, s’assèche et meurt. Une décrépitude de l’intérieur qui est sensée donner un fruit ou une fleur. Là c’est sec, plus de jus, plus de pulpe, un délabrement de mes ovaires, une traversée du désert ; ma glotte qui refuse de parler, de s’associer, de se sociabiliser. Une rétractation intense, un repli sur soi suite à l’air sec et peu brassé du confinement. Si on devait retrousser mon corps, il serait ridé, ratatiné. Un cuir jauni et tari, un cuir assoiffé.

À la lumière, à mieux observer, en plissant les yeux, et en se concentrant sur le bourgeon, je vois de prime abord un personnage à trois bras levés en l’air qui invite à une danse. Un enthousiasme, un salut de bienvenue. Et, en me tordant le cou, le nez vers la lumière, un détail ignoble ou plein d’espoir ; une tête qui se dédouble, des mains qui se dédoublent, un personnage qui se transforme pour être deux fois plus. Deux fois plus forts, deux fois plus nombreux, deux fois plus vivants. Et oui, en regardant avec une extrême attention, ce n’est pas par deux mais par quatre que le bidule vert se découpe ; se coupe en deux, en quatre. Se plier en quatre, c’est cela, à force de faire mon maximum. Je puise dans mon intérieur, c’est invisible, inaudible, impalpable mais pourtant la conséquence est bien là. Se démener, se dédoubler, serait-ce vivre et produire ? Mon corps va-t-il finir par craquer, se dédoubler et me rendre deux fois plus fortes, quatre fois plus moi ? Une oreille qui entend encore mieux, des yeux omniscients, un instinct indéfectible, une abnégation naturelle, une fortification intérieure, se croire réduit à néant pour finalement exploser en surpuissance, en maturité, en compétences jusqu’alors inexistantes ou inconnues.

C’est bien là, l’énigme de la vie, un bidule vert qui s’ouvre et déroulent ses feuilles qui s’étaient mises en boule. Le tondu et ses trois clampins, deviennent de larges feuilles veinées qui se gorgent de soleil et exposent leur vert tendre à la lumière ardente et loin de prendre des coups ; le soleil les choie et les inonde d’un raye bénéfique et fortifiant. Et si je me mettais au soleil, si je m’exposais au monde, je deviendrais, je grandirais, je déploierai mes membres en des extensions invisibles mais puissantes, qui terrasseraient tout ce qui me fait peur. Gorgée de lumière, je serai l’astre attractif qui irradie et se reflète dans ce qu’il y a de plus terne autour.

Bourgeon et moi

        Le bourgeon que j'ai cueilli a le teint sombre, oscillant entre le violet et le vert, d'une taille qui ne dépasse pas celle d'un grain de riz. Son corps lisse semble s'extirper de différentes petites enveloppes végétales, couches qui s'écartent à sa base pour le laisser passer. Il n'a rien d'un pillier solide et semble au contraire fléchir, dessinant une courbe légère. Le bout du bourgeon, doux et timide, n'écorcherait rien s'il venait à rencontrer un autre corps.

            Je le regarde et je me vois, tendre et chétive, indécise face à la lumière. J'ai toujours été un

peu tordue, je n'ai pas poussé droit. « C'est un corps qui trahit un manque de confiance » avait soupiré un vieux docteur à lunettes sur un ton paternaliste, érigeant les vérités générales d'un manuel poussiéreux. Toutes celles et ceux qui ont officiellement éclot me le répètent : chaque seconde est une nouvelle expérience qui construit chaque humain en tant qu'adulte, une marche de plus vers l'accomplissement dynamique et sportif de ses objectifs. Entourée de troncs droits et robustes, de feuilles au ramage impeccable et de buissons éclatants, je hausse les épaules : une seule idée en tête, retourner sous ma couette et me rouler dans les couches originelles, au creux des branches.

             Mes yeux se posent de nouveau sur le petit être végétal et je le retourne, pour examiner son dos. Il me paraît davantage vouté et fragile. Rien ne semble annoncer le moindre espoir d'enthousiasme, excepté, peut-être, une des petites enveloppes de matière végétale qui s'est ouverte pour laisser jaillir la pointe. Elle l'empêche d'être complètement nu et démuni : une jupe à volants, fleurie, rougeoyante. Un détail, mais qui illumine doucement la pointe, qui l'accompagne, l'identifie, donnant un regain d'énergie au reste de son existence.

   

          Les jupes ne sont pas toujours mes alliées mais peut-être qu'il existe d'autres possibles que pousser sagement, pousser tout droit, d'autres possibles que la rengaine : bourgeon tu es, feuille tu deviendras, à ta place et sans bouger. L'une des jardinières parmi toutes celles et ceux qui m'ont observé, surveillé et évalué, a repéré ma volonté très relative à vouloir m'élever et m'a chuchoté : « allez vas-y, grandis, il y'a des choses à inventer ! ». Mes racines sont assez tenaces pour oser se faufiler sur plusieurs sentiers ; je peux m'affirmer bourgeon, en posant mes propres conditions.

             La pointe habillée et fleurie prendra son temps, restera tendre et gagnera en confiance. Sa jupe à volants continuera à l'accompagner, son tour de taille demeurant à l'identique. Les végétaux voisins la regarderont avec des yeux ronds et les sourcils froncés, mais elle n'y prêtera plus attention car elle éclatera de liberté. Elle aura adroitement éviter les tempêtes et les gloutons, éclora tardivement, et s'accomplira en tant que grande feuille biscornue et différente, aux couleurs bigarrées et vives, justement porteuse de possibles et d'imagination, pour tous les bourgeons à venir.

             Le bourgeon que j'observe ne voulait peut-être pas grandir mais il voulait rester vivant ; alors il n'avait d'autres choix que de continuer à mûrir.  Comment peut-on mûrir ? Semblable à toute pousse sortie d'un creux et qui reste accrochée à sa branche, je poursuis ma vie. Je ne deviendrai pas une belle plante. Je garderai des trous et en referai des nouveaux, mangée par les insectes. Je serai heureuse de continuer à me plier – pour me reposer - et à me déplier, puis à me redresser quand je l'aurais décidé. J'espère changer de branche, rencontrer de nouvelles feuilles, qui n'auront pas poussé droit. J'ai déjà vécu des éclosions. Il en reste mille autres à vivre, mais d'une certaine façon, il y'aura toujours en moi un bourdonnement de bourgeon.

Bourgeon de Rose

Les nuits sont encore longues, les matins sombres. Les oiseaux timides bourdonnent à peine en présage du printemps. Je surveille avec délectation malgré la fraicheur encore persistante, les petites épingles de verdures qui s’attachent aux rames épineuses de mes rosiers taillés dans leur costume 3 pièces de circonstance. De petites feuilles foncés et brillantes se revendiquent avec insolence en foliole, attendant que les grappes de roses leur volent la vedette. Et je t’ai vu petit bouton hésitant à ton devenir, craignant la précarité d’une naissance trop précoce sous un soleil encore vaporeux. Le vent qui continue de tousser, le froid de nous enrhumer. Planté sur ton pédoncule comme un trophée, tes sépales serrés et effilés laissent à peine deviner ton calice en germe. Nul ne sait la couleur de ta corolle sous ta cape de soie épaisse, en tenue de camouflage, sauf moi qui te connais de génération en génération. Tu seras la reine de mon jardin avec tes moultes jupons roses couvrant pudiquement tes anthères qui trôneront au bout de tes étamines fines et délicates.

J’aime ce moment où je te regarde grandir, accompagnant le chant des oiseaux que tu appelles dans ta solitude. Les pucerons tentent déjà quelques assauts à ta beauté sucrée, violant ton intimité encore chaste et sans revendication. Mais je serais là pour te protéger, te donner le temps de te parfaire dans tes velours parfumés. Tes acicules auront beau acérer leur piquant, ils ne gâcheront pas la douceur de tes propos. Car tu me parles, me contant le temps qui passe, trahi par ta frondaison envahissante et tapissant mon mur de pierre.  Tu es la première, celle de tous les honneurs, l’ainée d’une fratrie que tu élèveras pour partie, celle que je ne couperais pas parce qu’unique à cet instant.

Ce matin, j’ai vu exploser tes sépales, comme de longues écailles fendues sous la pression, libérant une énorme goutte, dense, opaque et veineuse. Tes pétales, collées les uns contre les autres renferment encore un secret près d’éclore. De fins canaux couvrent ta peau, irriguant ma joie par la rosée qui perle délicatement sur ton épiderme. Je ne te touche pas de peur de te gâcher, respectant ta virginité dans ce nouveau monde. Tandis que ta maturité fait son chemin, d’autres petites flèches, s’éperonnent au bout des tiges cherchant à te ressembler. La verdure s’embrase, t’accueillant dans son lit.

Ma fille est à ton image, les boucles dans les cheveux et le rose aux joues, elle fera tourner la tête à plus d’un poète et à d’autres plus audacieux.

Abreuvez-vous des aubades pour murir au soleil sous votre robe de corolle. Lorsque vos pétales tomberont, mon cœur battra encore sous vos paupières, laissant une nouvelle saison pour croître et parfumer le monde aux milles étamines.


Rhododendron

 J'ai fait l'acquisition d'un jeune rhododendron cet hiver. Comment savoir si l'emplacement que je viens de lui choisir dans le jardin lui conviendra ? Je n'ai pas pu résister à la promesse de tous ses bourgeons, déjà prêts pour l'été suivant. Certains n'ont pas survécu et je suis inquiète. Je l'observe tous les jours pour savoir s’il se plait ici et s’il me tiendra longtemps compagnie. Le bourgeon de rhododendron est d'une complexité absolue. Rien à voir avec le petit bourgeon timide qui donnera une fleur et puis peut être un fruit. Lui, il cultive la complexité. Il est à lui seul le futur de la branche, de la feuille et de la fleur. C'est un bourgeon qui n'est pas timide, qui voyage groupé. Pas question de rester planqué sous les branches mais sans arrogance il donne forme au buisson, cet aspect massif et en devenir invite à la rêverie.

Celui que j'ai cueilli est un entre deux. L'explosion est à venir. Il déploie de petites feuilles et garde au cœur en petites bourses gonflées et lisses la fleur qui attend son heure. Le centre est encore fermé mais la courbure des feuilles, vers l'extérieur ne laisse aucun doute. Aucun mystère, le voyage est annoncé depuis longtemps, le comment, le pourquoi, le quand. Pourtant le jour venu de la libération de la fleur, je sais que je serais émue de son apparente fragilité.

Il est à la fois synonyme d'unique, d'une temporalité sans surprise et d'infini, de permanence de la nature. Son chemin, cadeau de la vie, est tout tracé.  Le bourgeon n'a aucune capacité d'intervention, il est né pour nous dire la saison, se gaver de soleil, ouvrir ses bras, laisser s'épanouir la fleur, lentement doucement et s'offrir aux oiseaux et au vent. C 'est une invitation au don, à l'amour, à l'accueil inconditionnel.   Cette réalité me saute au visage, dans ce monde ou les conseils fusent sur le : « rapprochez-vous de la nature, respirez là, laissez-vous imprégner, le bien être est au bout du chemin », ce bourgeon est le bienvenu. C'est une beauté brute qui s'offre à mes yeux, la savourer c'est accepter le vivant, la possibilité d'un tout en perpétuelle transformation qui respecte autant les racines que les nuages, 

Ce serait si simple de suivre cette voie, de laisser venir la vie à soi, d'être comme le bourgeon sur la branche, jouer sa partition comme elle vient sans se poser de la question du pourquoi et du comment. Et le mien chemin ? Cadeau ? Ma propre métamorphose est inscrite elle aussi. De nouvelles rides et raideurs me le chantent tous les jours. Mon corps parle, dans les moments de grande paresse, j'invoque la déesse destinée pour me dédouaner de toute responsabilité et me susurrer à l'oreille : « c'est normal, tu n'y ai pour rien, c'est génétique les rondeurs, tu ressembles à ta grand-mère » Alors, j'évite de penser à tous les kilos de chocolats dévorés, l'appétence démesurée pour le bien salé et le bien gras. La rébellion mal placée me fait dire que puisque la vie est un cadeau j'en fait ce que je veux ! Il y a longtemps, la vie m'est tombée dessus, j'ai regardé autour de moi, elle était à personne, alors je l'ai mise sous mon bras et j'ai avancé sans me retourner. J'ai gonflé mes joues et ma poitrine comme le bourgeon, à bloc. L'éclosion était toute bizarre, je le ressens encore. A 10 ans j'avais la tenue et à 14 ans j'ai tracé la vie comme un sport de combat. Un seul adversaire ... moi et les moulins à vent. J'avais l'instrument mais comment en jouer ? Raccrocher les gants et aller demander conseils aux arbres, aux fleurs et aux montagnes à pris du temps. La rage, la colère n'ont jamais pu s'exprimer pour laisser la préférence à la rapidité et l'esquive.

Mais pourquoi a-t-il fallu que j'obéisse à cette invitation à l'écriture et que je te cueille ! Aveuglée par le désir de rêverie, de jubilation à mettre en mots j'ai oublié que tu ne m'appartiens pas. J'ai tué ta vocation à être, à produire une magnifique fleur qui aurait pu inonder l'espace de ses odeurs et de ses couleurs. Il faudra que j'attende encore patiemment que ceux qui ont échappés à une main sauvage fassent tout le voyage pour connaître ce que tu aurais pu devenir. Je vais te laisser sur le coin de la table pour ne t'oublier et te dire le moment venu les belles couleurs de la robe que tu devais porter.

Barbare que tu es, arrêtes de piétiner le vivant, regardes toi, avance, ouvre les bras, respire et expire. Laisses monter la colère pour une victoire à l'arraché, laisses grandir cet espoir acharné que toi le petit grain de sable n'est rien mais indispensable, donnes du sens à cette rage profonde qui t'anime, Ta petite tragédie quotidienne n'est pas grand-chose alors pourquoi l'ignores-tu. Quitte ce ring, piste de danse ridicule. Il n'y a plus rien à défendre, que des rencontres et de nouvelles expériences à vivre. La curiosité est ton nouveau point d'horizon.

La vie est un cadeau jusqu'au dernier souffle et le tien, tu en fais quoi ?