lundi 22 mars 2021

Oh Dédé ! Tu tchatches trop fort !

René vient de franchir la porte du bar des sports, et, excédé par le bruit ambiant, s'écrie :

Oh Dédé !

Tu tchatches trop fort !

Qué boucan c’ui là !

Lâche-nous avec tes dés maudits va.

Tu joues tu cries tu secoues tes bras mous, on dirait un fada.

T’attends quoi ? Gagner le gros lot pour te la couler douce sur une ile ?

Mais c’est pas ça la clé du bonheur !

A part :

La voie de la félicité, je vous le dis chers lecteurs, elle est dans la boite à clous. Indubitablement, ce qui me fait prendre mon pied, c’est ma caboche.

Quand on a grandi avec peu, sans livres ni jouets, il faut faire preuve d’inventivité pour ne pas mourir d’ennui. Mais si vous avez assez d’imagination, pas besoin de théâtre pour aller au spectacle. Votre petite tête se charge de métamorphoser la réalité, de planter le décor, de dérouler l’intrigue. Comme dans le Petit Prince, vous savez. Un simple parallélépipède se transforme en boite contenant un mouton.

La fabulation c'est la libération. Et pas besoin d'avoir l'imaginaire d'Asimov pour embarquer dans la fusée de la fantaisie. Comme dans Mary Poppins, vous vous souvenez ? Sauter à pieds joints dans un tableau, c'est bête comme chou comme idée, mais qu'est-ce que ça ouvre comme possibilités !Intermineralisinventiquestranarchophagipoesidanimzlierofragilus, c'est pas ça qu'ils disent dans le film ? Ha ça, s’ils le mettaient dans le dictionnaire, ça serait bien le mot le plus long. Encore plus long qu'anticonstitutionnellement. Quel mot rébarbatif. Franchement, la langue française en connait des plus poétiques. Aurore éclatante de promesses fugaces électrise l'atmosphère inerte d'une nuit fantasmagorique. Bon, syntaxiquement c'est un peu lourd certes, mais quels mots ! Ça roule, ça caresse, ça chante....

Je crois bien que c'est ça qui m'effraie le plus, perdre mes mots un jour. Alors combativement je m'applique, chaque jour, à en utiliser le plus possible pour pas qu'ils m'échappent, pour les garder près de moi le plus longtemps possible. Je les chéris, je les chantes, je les écris..

Dans l'ambiance enfumée du bar, les joueurs invétérés misent, jettent les dés, cochent les grilles, grattent les tickets. René embrasse la salle du regard avec tendresse, et s'arrête sur le visage de Bertrand, le patron et ami de longue date. Il discute avec un jeune homme souriant accoudé au comptoir. Ce dernier remarque René et l'apostrophe : "Oh le poète, comment il va ?". René reste interdit, et fini par bredouiller un petit "Ça va, ça va". Le jeune homme quitte le bar en adressant un signe de la main aux clients.

René s'approche du comptoir et s'adresse à Bertrand :

- Dedieu, je savais pas que j'avais une telle réputation...

- Bah mon vieux, tu le connais, c'est Flo, le petit fils de Michel, qui est de passage à Marseille. Il était là la semaine dernière.

Le regard de Bertrand s'assombri. Il prend la main de René.

- Ca s'arrange pas hein ?

Atterré, René se tourne vers l'aquarium qui trône au bout du zinc. Il tente de saisir dans le regard du poisson rouge ce qu'on peut ressentir quand la mémoire nous fait défaut. Mais tout ce qu'il réussit à voir dans le reflet du bocal, c'est le visage d'un vieux singe à qui on apprend pas à faire des grimaces.

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