mercredi 2 décembre 2020

40 minutes

Ce jour-là, je ne me suis pas reconnu, rouge de honte, vert de dégoût, noir de colère, ça m'a donné des ailes, décuplé mes forces, mis à terre.  J'aurais voulu sortir cet employé de l'administration de son aquarium et lui faire avaler, pêle-mêle, son CERFA 196-136, son air suffisant et ses lunettes double foyer.

J'ai pris une grande inspiration, serré le poing en position "patte de tigre", maigre reliquat de mes leçons de Kung Fu en primaire, et j'ai répondu dans un soupir : 

-D'accord. La copie de mon BSR, mon B2I et mes bulletins de cinquième. Je retenterais ma chance le mois prochain...

L'idée du food truck de bouillabaisse, c'était celle de Théo.  Moi, j'aurais bien continué ma petite routine bien rodée et sans surprise en tant qu'archiviste. Je suis comme ça. Je n'ai jamais vraiment aimé le risque. A l'époque déjà, le teint porcelaine dans la lumière des écrans, blanc comme les pages de mes thrillers, je passais pour un froussard aux yeux de mes copains et de mon frère, horde sauvage à moto-cross dans les collines. Aux yeux de ma mère, j'étais un exemple de prudence.

Adossé aux murs de la Préfecture, je m'en grille une, et me perds à contempler le parvis et ses cascades désynchronisées. L'eau mène une danse déstructurée avec les feuilles de platanes, les mégots et les petits mots dont les marabouts arrosent la ville. Un fantasia d'un nouveau genre, Las Vegas en moins bien. C'est peut-être là où je pêche. J'ai rien compris. La vie, pour la commencer, il ne faut pas attendre qu'elle ressemble à un parterre lisse, bien quadrillé. Il faut savoir nager avec les relents d'imprévus, les esquisses avortées, et les autres merdes qui passent. Au mieux, on en fait quelque chose de beau, au pire, on en fait quelque chose.

Je me réveille ce matin avec l’envie de faire quelque chose. Je sirote mon café, sur ma petite table, de ma petite terrasse, un bout de paradis, mon petit cabanon. Je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit, secouée par la culpabilité de ma colère démesurée. Je n’aime pas quand je m’emporte, surtout que le couillon, il a fait que son boulot. S’il faut ces papiers, il les faut. Le ridicule ne vient pas de lui mais de sa hiérarchie déconnectée de la vie réelle. Tu crois qu’ils se rendraient compte du ridicule des demandes administratives ? Arf ! Je suis toujours en colère. Et je dois être tout palot en ayant si peu dormi. Encore un truc qui me colle à la peau.

Je connais bien le bouillon pourtant, à travailler dans le milieu fonctionnaire, depuis le temps, et je ne m’y fais pas. Archiviste. Je suis archiviste, fonctionnaire et en colère contre l’administration, c’est bien le comble. Archiviste est le métier le plus rigide que j’ai jamais exercé. Le seul en fait. Je collecte, j’organise, je classe. Pourquoi j’ai choisi ce métier ? Finalement, je crois bien que je suis un froussard et que ma mère avait raison. J’ai choisi ce métier par prudence, la sécurité de l’emploi. Ça rassurait mon père qui avait galéré toute sa vie en retapant des pointus, je crois. Ça valorisait ma mère, qui se gaussait que je sois devenu fonctionnaire. Et un peu pour l’histoire marseillaise aussi. J’aime cette ville, son histoire provençale mêlée à son histoire portuaire, ses origines méditerranéennes entremêlées aux origines orientales, ses hommes et ses femmes de terroir et ses hommes de mer, sa fierté d’être et pourtant terre d’accueil, son identité marquée et à la fois multiculturelle, son territoire uni et en même temps partagé en villages et communauté, j’aime sa daube et son aïoli, ses croquants aux amandes et ses navettes à la fleur d’oranger, sa soupe au pistou et sa bouillabaisse. Ah, la bouillabaisse ! Je suis archiviste dans le domaine maritime, heureusement, je n’ai pas tout loupé.

Mes pensées de la veille prennent une allure de méditation et je me sens d’humeur à bousculer mon quotidien. Je l’aurais cette autorisation d’aménagement de camion en cuisine marseillaise roulante ! Dans un mois, certes, mais je l’aurais !

Quand j’y repense, j’aurais aimé faire parti de cette horde de moto-cross, rouler à fond la caisse, soulever la poussière dans les collines, sentir le vent qui te rafraichit les joues, rouler pour m’évader, comme lorsque je regarde la mer, au lieu de ça je pêchais. Quand mon père réparait un pointu, on allait vers le Planier avec et on restait des heures à pécher. J’adorais ça aussi.

Je finis par sortir de mes pensées et filer me préparer pour archiver à nouveau. Pas prêt de le quitter ce boulot. Je bougonne sur la navette qui rejoint le vieux port depuis Pointe rouge, trop de touriste l’emprunte. Une fois sous l’ombrelle métallique, j’aime à marcher jusqu’à la Belle de Mai, je flâne dans les rues étroites et mon esprit s’évade. Mais ce matin je suis en boucle, toujours en colère, toujours fatigué, toujours bougon. J’ouvre la grande porte du hall des archives en regardant dehors, comme prêt à partir, en direction des voitures garées : la voiture rouge de Max, mon collègue de bureau est là et la moto du chef, rutilante, brillante, et garée sur le trottoir. Sale con prétentieux. En marchant, je salue les collègues et crie à qui veut l’entendre qu’aujourd’hui faut pas m’escagasser et ça les fait sourire. Je ne fais peur à personne. Je me dirige vers mon bureau lentement, histoire de me leurrer, comme si je pouvais ne pas l’atteindre et je croise le chef de la section archive de l’histoire maritime de Marseille, Paul. Paul le parisien, venu tout droit de la capitale, qui pige rien à Marseille et qui la critique sans cesse avec son gros rire bien gras, qui ne pige rien aux bateaux et qui a le mal de mer sur un pédalo. C’est une blague entre nous. Personne ne comprend ce qu’il fait là, personne ne l’apprécie, et surtout pas moi. Il est autoritaire, la règle c’est la règle même si elle est insensée. Je croise donc Paul qui va aux toilettes, comme tous les jours à la même heure. Il lit son magazine de parisien. C’est une blague entre nous. Il en a pour quarante minutes au moins !

Il en a pour quarante minutes au moins.

Il en a pour quarante minutes au moins.

Et là, je bascule. Je marche vers son bureau. Ouvre la porte. Fouille sa mallette. Prends mon butin, comme si c’était le graal, la solution à mes problèmes existentiels. Je vais dans mon bureau, y pose ma sacoche, allume la lumière et referme la porte en sortant. On croira que je suis dans le bâtiment, si l’on me cherche. Je me dirige vers le hall, bougonne un « ça va ! » quand Samia la réceptionniste grande gueule me crie avec son bel accent « Alors ! tu repars ? qui t’a escagassé mon minot ? ». Je l’entends rire quand je pousse la porte.

Je défais l’antivol, grimpe sur l’engin et le démarre. Je prends la rue à contresens pour me retrouver au plus vite de l’autre côté de Saint-Charles et filer vers Aubagne. Je roule à fond la caisse, je file avec sa belle moto brillante et rutilante et je roule, je roule vite, enfin !

Et toute la colère dont je m’étais rempli s’échappe. Chaque goutte de sueur sèche avec le vent et emporte une dose de colère. Je suis en colère contre moi. Moi qui depuis toutes ces années, m’empêche de vivre ma vie. Moi qui ai répondu aux besoins de tous, le bon gars bien gentil, sauf aux miens. Je n’osais pas, j’avais peur… peur d’être libre, peur d’être moi.

Je roule jusqu’à la panne sèche. Et je choisis de rentrer chez moi en stop. Il est tard mais je savoure chaque instant de mon retour, je discute joyeusement avec mon aimable conducteur et une fois au cabanon, j’ouvre ma plus vieille bouteille et je mets à réchauffer la bouillabaisse.

Tout était déjà là, à m’attendre.

Le verre de rouge est excellent, je m’installe, et dans un nuage vaporeux de Camel qui se consume j’écris, puis je signe la lettre de démission qui changera le cours de ma vie.

Pour ça, j’ai transpiré ma colère et revus mes souvenirs, les neufs et les vieux, recommencer à zéro. 

2 commentaires:

  1. Quelle belle partition à quatre mains. Je serais bien montée sur l'engin pour un bout de chemin. Bravo
    Annie

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  2. Je suis épatée par la tournure qu’a pris cette histoire... Quels effluves de liberté! Merci :)

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