mardi 1 décembre 2020

Mémoires muettes

Ce jour-là, je ne me suis pas reconnue, rouge de honte, verte de dégout, noire de colère, ça m'a donné des ailes, décuplé mes forces, mis à terre. J'aurai voulu vomir ma bile et vivre ma vie sans elle. Vous ne me croyez pas ? Il vous semble impossible de se sentir à la fois tout puissant et rabaissé? C'est pourtant ce qui m'est arrivé. La relation de l'époque avec ma mère, n'avait rien d'harmonieux. Elle oscillait entre indifférence réciproque et tentative d'intimidation. Tous les coups étaient permis. Le terreau de la discorde était toujours le même, je cherchais de sa part la manifestation d'une mère idéalisée et de son côté, elle attendait de moi une attitude minimisant au maximum l'implication dans son rôle de mère qu'elle n'avait pas choisi.

Un jour où j'avais été particulièrement affirmée en n'acceptant pas de me soumettre à l'injonction du jour : faire bonne figure, pour le premier repas partagé avec celui qui devint son second mari ; elle se crut obligée de m'offrir un bonbon que je refusais. Ce refus était inacceptable et elle le mit de force dans ma bouche. Je ne l'ai pas avalé mais recraché une heure plus tard, devant un parterre d'adultes interloqués. Je me sentais à la fois dans la domination de la situation puisque je l'avais obligée à me regarder et qu'elle n'avait plus qu'une idée, me faire rendre les armes. Au même instant une colère intérieure m'envahissait et rendait amer cet excès de confiance. Toute ma petite personne du haut de ses 10 ans se sentait réduite à l'état d'objet, de faire valoir, niée dans son identité.

J 'ai gagné ce jour-là une certaine légitimité auprès du reste de la fratrie à qui je racontais cette histoire à l'envie mais au tout au fond de moi une grande tristesse, vague à l'âme qui fut un moment fondateur. La question de l'amour, de l'attente, du lien, de la filiation est alors devenue centrale dans mes choix de vie à venir. Ma vie future de femme était devenue mon affaire.

Je ne connaissais pas mon père et j’en voulais atrocement à ma mère de ne m’avoir jamais rien dévoilé à son sujet. Je m’en étais fait un idéal masculin, compensant le modèle qu’elle n’a jamais été. Mon père ne me manquait pas, il était omniprésent, à veiller sur moi dans un imaginaire qui portait tout son impact dans ma réalité, ma vision du monde. Je n’étais pas seule face à elle et ses malversations, il guidait mes pas et mes mots avec substance que j’étais capable de lui invectiver comme le venin qui m’empoisonnait, il me soutenait dans mes moments de doutes où je n’avais plus le courage de l’affronter. J’avais grandi avec ce vide d’amour et ce trop-plein de rancœur, seule contre tous, avec lui. Il était mort pour tous mais si vivant pour moi.

Mes frères et mes sœurs absorbaient les choses différemment, peut-être parce que j’étais la plus jeune, que je n’avais pas connu la guerre comme eux, pas de souvenirs, rien. Eux avaient mérité le deuil de leur père, moi qui ne l’avais pas connu, que pouvais-je me ramentevoir. Pas une photo, rien qui ne trahissait, en dehors des mémoires muettes de chacun, l’existence de mon géniteur. Moi, accouchée au combat, l’incarnation des bombardements et des couvres feu, de la peur et de l’insécurité, de la famine et du sang, je ne savais rien. L’incarnation de la traitrise, du bannissement, j’apprenais dans l’ignorance.  Je suis née au milieu de la désolation, vestige de ce qui ne sera plus. Voilà les insultes que je recevais pour bercer mon lit d’enfant, injectées dans les veines pour me faire combattante.

Aujourd’hui je suis allée voir ma mère pour lui cracher toute ma haine à la figure, je suis libre de grandir, j’ai 17 ans et je vais être mère ! Je n’ai plus besoin d’elle pour me réaliser, je ne suis plus la mort, je suis la vie ! Je ne m’enfuis pas, je n’ai pas peur, je pars, je cours, je vole. Noire de colère, j’ai vomi ma rage avec tous les relents de mes ressentiments. Une décharge d’immondices qui putrifiaient, des larves et des mouches qui relarguaient leurs messages rampants et malades, des asticots qui lui pénétraient ses pores. Je lui jetais tout ce que j’avais, hors de moi, pour pouvoir enfin devenir moi. Elle a parlé, tenté de crier, pensé à me frapper, puis elle s’est tue, figée les yeux grands ouverts… et est tombée. J’ai continué à injecter mon poison jusqu’à ce que mes mots n’aient plus de portée, s’engouffrent dans un silence à les étouffer.  Morte j’ai voulu qu’elle soit, et elle gisait là sur le sol. L’image était en train de se planter dans mes iris. Et vivante j’ai voulu qu’elle reste. Mes yeux brillants de haine, se sont tout d’un coup noircis de chagrin, saignant comme une blessure béante. Elle avait eu le dernier mot, un mot silencieux, d’une force impalpable, elle m’abandonnait sans possible rédemption. Tout un pan de ma vie tombait anéantissant l’espoir de connaitre un jour mon histoire que seule elle détenait. Elle venait d’avaler la clé.

Cela fait des jours que je pleure, et je pensais au bonbon que j’aurais pu avaler. Peut-être que ce jour-là, elle m’aurait tout dévoilé si j’étais restée sage comme elle l’entendait. Etait-elle la seule fautive de notre relation, ne lui ai-je pas fait payer chèrement l’absence de mon père, la privation de mon histoire que j’ai fini par m’inventer. Que pensera mon bébé à naitre qui n’aura pas de père ? Un conte d’un soir pour assouvir ma vengeance envers une mère affligeante ou affligée. Aurais-je le courage de tout lui dire quand il me regardera avec ses maux ? Toutes ces pensées s’entrechoquaient dans ma tête tricotant le châle de mes remords. Je me couvrais de honte alors que je lisais une lettre délaissée au fond d’une boite : mon père avait été un traitre, criminel contre l’humanité. Une liste de noms surlignés en rouge convoqués pour la MISE à MORT ! 


1 commentaire:

  1. Annie, ma chère Annie! Bon je n'y pas allée par le dos de la cuillère sur la suite de l'histoire. J'en suis restée pleine de rage pendant au moins une journée dans la peau de ce personnage! OUf quelles emotions... Merci de m'avoir emmenée!
    Isabelle
    Isabelle

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