jeudi 17 décembre 2020

Juste une bouteille de vin

Baptiste est un homme d’une quarantaine d’années. Son air pincé et ses yeux durs en font un personnage peu engageant. Dans son entreprise, il est connu pour être un tyran auprès de ses employés, notamment en raison de son verbe acerbe et de ses critiques toujours très aiguisées. Il ne s’est jamais vraiment remis de son premier amour rencontré sur les bancs de la faculté : la fille dont il était éperdument amoureux l’a quitté, en invoquant un motif pour le moins déconcertant : elle ne supportait plus ses embrassades gluantes. Depuis, obsédé par sa moiteur, Baptiste se balade toujours avec un sachet de talc.

Amélie a vingt-cinq ans. Grande, diaphane, ses yeux reflètent comme des éclats de lune et il peut parfois nous arriver de la voir disparaître, en transparence, lorsqu’elle se laisse déborder par ses émotions. Ses absences par intermittence lui ont joué tant de tours, qu’elle n’a jamais réussi à finir ses études, à conclure ses stages, à garder un travail. Aujourd’hui, elle a réussi à se faire embaucher en tant qu’employée de magasin, et elle s’investit, parfois maladroitement, de tout son cœur.

Dix-neuf heures. Baptiste cligne des yeux, la route est de moins en moins visible. Le lourd brouillard qui s’abat sur le massif des Ecrins vient accentuer le crépuscule. L’enseigne lumineuse de la station Total, à quelques centaines de mètres, l’invite à s’arrêter.

Il gare sa longue berline et entre dans la station-service avec pour objectif de faire vite: se dégourdir les jambes, et trouver une bricole pour ne pas arriver les mains vides au repas de ce soir.

Alors qu’il se gratte la tête devant les prix, un léger toussotement l’interpelle.

“Bonsoir Monsieur, notre rayon terroir semble vous inspirer bien des histoires, vous avez peut être besoin d’un conseil ?”  

“Bonsoir Mademoiselle, je cherche juste une bouteille de vin, j’ai un repas ce soir, et je subis une pression écrasante de la part de l’horloge si vous voyez ce que je veux dire…”

“Oh du vin… Subtile nectar… Plutôt quelle atmosphère ? Champêtre ? Montagnarde ? Peut-être de la mer ? Serez-vous… entouré de sirènes et de pirates ? 

“Du vin mademoiselle, du vin pour boire à table. L’atmosphère ? Ecoutez, elle sera… douce autant que froide, électrisante, écrasante, surprenante… Cela ne vous regarde pas !  

Tandis qu’il s’emporte, il observe du coin de l'œil une grosse dame trébucher en voulant emprunter le tourniquet de sortie.

Agacé, il s’empare d’une bouteille de Rasteau sans prêter gare à l’IGP et se dirige vers  la caisse.

“… Avez-vous pensé à l'accompagner d’une petite douceur ? S’aventure timidement Amélie en tendant un lot de fromages corses à -50%. Car, quelle hérésie de terminer un repas sans fromage… Priver vos hôtes des saveurs de nos verts pâturages n’est pas un joli présage…”

“Je me pensais gluant, je viens de trouver mon équivalent” marmonne t il en jetant un regard inquiet sur l'amoncellement de clients au tourniquet de sortie.

Une voix métallique retentit soudain: “Mesdames, Messieurs, nous rencontrons un problème technique aux sorties des caisses. Veuillez patienter à l’intérieur du magasin, nos techniciens seront là dans une à deux heures”.

“Mais quel rêve désagréable! je suis sur une autre planète ! Il faut que je sorte de là !”

“Prenez votre mal en patience ! Au fond, le temps n’a pas d’importance…”

“Mais elle va me lâcher cette pimbêche filasse ! Avec son air con et sa vue basse ! Cette poétesse de mes fesses ! Avec son enthousiasme… heu... dégoulinant!”

“Oh… J’entends… Murmure-t-elle les yeux embués, je ne vous dérangerais plus.” 

Elle s’évapore derrière sa caisse, avant de ressurgir, furieuse: 

“En fait c’est vous le méchant, le collant, le dégoûtant, le gluant ! Oui, gluant ! Gluaaaaant !!! Gluant gluant gluant !” se met-elle à crier en tournant sur elle-même dans les rayons.

Effrayé, il lui jette un regard ahuri, et, machinalement, s’en va, honteux, se reclure dans les toilettes des hommes.

Frénétiquement devant le miroir, il se savonne les mains et les enduit talc. Quand, soudainement, Il entend toutes les chasses d’eau se mettre en route, une symphonie des cuvettes, en somme. 

“Je perds la tête, mais réveillez-moi !”

Alors que Baptiste implore à l'aide, les lumières s'éteignent et il entend renifler.

La lumière revient, Amélie se trouve là, penaude, abasourdie, fragile ballerine dans sa blouse d’employée de station-service. On peut déjà voir, derrière ses joues blêmes, la mosaïque des carreaux sur le mur.

“Allons allons, qu’est ce qu’il vous arrive? Souffle Baptiste qui a déjà oublié les lumières, les portiques et les chasses d’eau. Revenez à vous! Vous disparaissez presque!”

“Je… c’est ainsi que je suis faite, à la moindre angoisse, mes pensées m’emportent, et me transforment en brume…”

Il pose alors, sans réfléchir, sa main contre le cœur d’Amélie, qui reprend comme par magie toutes ses couleurs.

Il fallait une main moite pour toucher son cœur liquide, et cette cathédrale de faïences devint le témoin privilégié de la fin d’un maléfice qui durait depuis de nombreuses années.

C’est alors que les cuvettes s'emportent dans un vrombissement spectaculaire, et des lianes s'échappent des égouts, des éviers, des poubelles et des bidets, laissant apparaître des fleurs imaginaires, milles rosiers sous la lumière artificielle. 

Leurs yeux se croisent, et ses joues à elle deviennent pourpres. Il pense, naïf, “ça lui vient sûrement des roses.”

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire